J’ai été invité le 25 avril par le Président de la République, en présence de Marylise Lebranchu, ministre de la décentralisation, de la réforme de l’Etat et de la fonction publique et d’Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du numérique, avec Henri Verdier, directeur d’Etalab et une série de créateurs de « start up » utilisateurs du « big data ».
C’était l’occasion d’illustrer l’utilisation par la branche Famille de techniques de « datamining » pour lutter contre la fraude. L’occasion pour moi de revenir sur l’importance de la lutte contre la fraude à la protection sociale et des moyens combattre ce que j’ai déjà eu l’occasion d’appeler : « le cancer de la solidarité ».
C’est ce que j’ai fait en présentant, le 23 mai, le lendemain de la réunion du Comité national de lutte contre la fraude, le plan de contrôle de la branche Famille.
La fraude nuit gravement à la solidarité
L’enjeu de la lutte contre la fraude est, bien sûr, d’abord financier. Les quelques centaines de millions d’euros1 versés à tort, sont autant de dépenses injustifiées, qui pèsent de façon tout aussi injustifiée sur les finances publiques. Pour autant – mais bien sûr ce n’est pas un argument (au contraire) pour ne pas lutter contre la fraude – ces sommes sont de même ordre (et même selon certaines sources, inférieures2) aux dépenses « économisées » du fait du non recours au droit de nombreux bénéficiaires potentiels[1]. Surtout, la récupération de certaines fraudes de faible montant (ce qui est souvent le cas pour les prestations versées par les Caf) peut se révéler plus coûteuse que les montants récupérés. Pour autant, quand bien même le bilan économique serait négatif, il est essentiel pour les organismes de Sécurité sociale de lutter contre les fraudes. Ces recours non justifiés, abusifs ou frauduleux, s’ils ne sont pas toujours connus des caisses, le sont des voisins, des proches de ceux qui les exercent. Ils alimentent les innombrables « histoires de chasse » qui accréditent l’idée que la solidarité profite à ceux qui n’y ont pas droit. Chaque fraude, aussi petite soit-elle, est un coup de canif dans le « pacte de solidarité », qui fonde notre protection sociale, et qui conduit à redistribuer dans notre pays plus d’un tiers du Pib. Même si les prestations versées par les Caf ne représentent qu’une partie somme toute limitée de ces sommes (65 milliards d’euros, soit environ 10% du total des dépenses sociales) elles sont, compte tenu de leur caractère solidaire plus marqué (à 60% sous conditions de ressources), plus sensibles socialement. C’est ce qui m’avait amené à dire que « la fraude est un cancer pour la solidarité »[2]. Bien sûr cela vaut tout autant pour les fraudes aux cotisations (avec le travail non déclaré) souvent d’un montant bien plus élevé, que pour les fraudes (ou abus) à l’assurance maladie. C’est ce qui m’avait conduit en 2003, à renforcer considérablement les dispositifs de lutte contre la fraude et les abus ; notamment contre les arrêts de travail « de complaisance », avec une efficacité immédiate et importante puisque l’essentiel des « économies » réalisées entre 2004 et 2007 par l’assurance maladie l’ont été sur ce poste.
Mais comment lutter efficacement contre la fraude et contre les abus ? Certaines mesures, spectaculaires mais coûteuses, n’ont, en réalité, qu’un impact limité, comme, par exemple, la fameuse photo sur la carte Vitale. La lutte contre les abus et les fraudes nécessite au contraire d’éviter les idées reçues et d’utiliser des méthodes rationnelles : un diagnostic, des techniques de contrôle efficaces, le ciblage des contrôles, un dispositif de sanctions gradué, le tout contribuant à la prévention de la fraude notamment par l’information.
Diagnostic, d’abord. C’est ce que fait la branche Famille avec son enquête « fraude et paiements à bons droits ». Cette enquête, réalisée sur un échantillon de 10 500 allocataires, permet de chiffrer le phénomène. Elle casse au passage certaines idées reçues : il n’y a pas de populations qui seraient plus fraudeuses que d’autres ; les pauvres, ou les étrangers, par exemple. Elle casse aussi une autre idée reçue : la fraude est plus importante que ne le croient certains, puisque nous la chiffrons à 995 millions d’Euros, qu’il faut bien sûr ramener au quelques 65 milliards d’€ de prestations versées (soit 1,5 % du total, ce qui est loin d’être négligeable, mais n’explique pas non plus, loin s’en faut, le déficit des comptes sociaux). D’autant, autre idée reçue remise en cause, que la partie la plus importante est d’ores et déjà identifiée, et pour l’essentiel récupérée par les caf : 70 %, en réalité, dont 141 millions d’€ qualifiés en tant que fraude proprement dite, et 555 millions d’€ sous forme d’indus, mais qui ne sont pas identifiés par nos systèmes de contrôle comme des fraudes[3].
Techniques de contrôles ensuite. Elles reposent, de plus en plus, sur des échanges de données entre organismes, plus fiables que les traditionnelles pièces justificatives, facilement falsifiables de nos jours (et qui peuvent, dès lors, être remplacées par de simple déclarations, et donc souvent des télédéclarations). Confrontées avec les données déclarées elles permettent de les contrôler. L’étape suivante, consistera à récupérer ces données directement auprès des organismes, ce qui simplifiera les démarches pour les allocataires, permettra d’éviter de les ressaisir, et fiabilisera aussi les informations sur lesquelles repose le calcul des prestations[4].
Ciblage des contrôles surtout. Considérant que les contrôles aléatoires avaient un faible rendement, on a commencé à les cibler d’avantage dans les organismes de Sécurité sociale au début des années 2000, par exemple en contrôlant en priorité les gros prescripteurs d’arrêts de travail en assurance maladie, ou les bénéficiaires d’allocations logement réglant un loyer élevé. Il ne s’agissait pas de présumer la fraude ou l’abus, mais de constater que la probabilité de trouver des fraudeurs augmente avec certaines variables : plus on prescrit d’arrêt de travail, plus la probabilité qu’ils soient injustifiés augmente ; le ciblage précède le contrôle, mais en renforce considérablement l’efficacité. C’est là qu’interviennent les techniques dites de « data mining » (croisement des données en français), qui permettent de cibler, en utilisant, non pas une seule, mais un grand nombre de caractéristiques.
A partir d’analyses portant sur un échantillon de 10 500 allocataires et de près de 1000 données pour chacun d’entre eux, ces techniques permettent d’identifier des critères qui ciblent mieux les contrôles. Evidemment cela ne préjuge pas, là encore, du caractère nécessairement fraudeur des personnes sélectionnées : il ne s’agit pas, comme dans « Minority reporti3» de prévoir le fait de frauder : c’est un modèle probabiliste et non déterministe. Les contrôles, sur pièces et sur place, permettent de vérifier ensuite s’il y a fraude ou non.
Un dispositif de sanctions adaptées, et graduées aussi. Les fraudes à la Sécurité sociale sont souvent, et notamment dans la branche Famille, de « petites » fraudes, en montant, comme dans les « techniques » utilisées (« oubli » réitéré de déclarer un nouveau revenu, pour ne pas perdre le bénéfice d’une prestation sous condition de ressources, qui représente 70 % des cas), ce qui rend d’ailleurs souvent difficile leur qualification[5]. Cela ne les excuse en rien, mais on ne peut les traiter de la même façon que des fraudes, beaucoup plus caractérisées, reposant sur des infractions pénales (faux et usage de faux, escroquerie, le cas échéant en bande organisée par exemple, qui, si elles ne représentent que 8% de l’ensemble des fraudes dans la branche Famille, sont évidemment les plus choquantes). D’autant que certaines des « petites » fraudes peuvent parfois s’analyser comme des « fraudes de survie », quand elles interviennent juste autour du niveau du seuil de pauvreté. D’où la gradation des sanctions, qui vont du simple avertissement (mais suivies de sanctions financières en cas de récidive), à des pénalités prononcées[6] par le directeur de la Caf, et à la saisine du tribunal correctionnel : cette gradation pourrait être encore améliorée, ce qui éviterait par exemple le classement trop fréquent des plaintes[7], en systématisant les pénalités financières, prononcées par le directeur de la Caf, sauf dans le cas des fraudes reposant sur des infractions pénales caractérisées.
La prévention enfin ; notamment par l’information et la communication, en simplifiant et en expliquant mieux les prestations aux allocataires ; et en rappelant, comme je le fais ici, que « frauder nuit gravement à la solidarité » mais aussi que celui qui fraude s’expose, de façon de plus en plus certaine, compte tenu de l’amélioration des moyens de contrôle, à des sanctions.
Paris, le 26 mai 2014
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[1] Cf mon papier “En hommage à Dominique Baudis : favoriser l’accès au droit”
[2] Point presse du 17 septembre 2013
[3] Il faut distinguer les fraudes des indus. Une fraude est un “indu volontaire”, une somme indument versée suite à une déclaration intentionnellement fausse. Dans la branche Famille, la majorité des indus n’est pas générée par la fraude. Une partie, qui diminue d’ailleurs, résulte d’erreurs au moment du calcul de la prestation (dans près de deux tiers des cas suite à des erreurs de saisie). La partie la plus importante, et c’est celle qui augmente, résulte des effets de la règlementation elle-même, du fait, notamment des changements fréquents de situations professionnelles.
[4] Récupérer le montant du revenu déclaré aux impôts auprès de l’administration fiscale est évidemment plus fiable que de redemander ce revenu, et cela évite de faire un contrôle sur le revenu déclaré auprès de la Caf, en le comparant, ex-post, avec l’information.
[5] C’est ce qui m’avait conduit souvent, pour l’Assurance maladie, à préférer le terme d’abus à celui de fraude, sauf quand celle-ci était caractérisée.
[6] Pour un montant total de 6 millions d’€ en 2013, et un montant moyen de 600 €.
[7] Une plainte est systématiquement déposée, dès lors que le montant de la fraude dépasse un certain montant, ce qui ne permet plus, dans ce cas, au directeur de la Caf de prononcer une pénalité financière. Or ces montants peuvent résulter du cumul sur plusieurs mois d’une fraude d’un montant relativement faible. Ce qui explique probablement que 60% de ces plaintes sont classées, et donc à une absence de sanction, même limitée en montant, de ces fraudes. D’où ma proposition de limiter les dépôts de plaintes aux fraudes reposant sur des infractions pénales caractérisées.
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