La soi-disant tentative de supprimer la Sécurité sociale dans la constitution, à la suite d’un amendement proposé par Olivier Véran a fait le buzz et déclenché les déclarations outrées de ceux que j’ai appelé en son temps les thuriféraires de l’ordonnance de 1945.
En fait l’intention d’Olivier Véran n’a jamais été de remettre en cause le fait que la Sécurité sociale est un des piliers de la République, et son initiative ne méritait ni tant d’honneur, ni surtout tant d’indignité.
L’État-providence est mort ? Vive l’État-providence ! (2)
ou
Achever de mettre en œuvre le plan complet de Sécurité sociale du CNR
Ni tant d’indignité car il s’agissait uniquement d’élargir les lois de financement de la Sécurité sociale (introduites, je le rappelle, par les ordonnances Juppé combattues à l’époque par ceux qui dénoncent aujourd’hui cet amendement), à d’autres domaines que la seule sécurité sociale, au sens juridique du moins que ce mot à en France, et donc de couvrir d’autres domaines de la protection sociale, eux mêmes partie de la Sécurité sociale partout ailleurs, sauf en France
Ni tant d’honneur (j’espère qu’il me pardonnera cette critique amicale), car, soutenant totalement son objectif, je crois qu’il aurait dû inverser le raisonnement, et plutôt que de vouloir élargir le champ des lois de financement au reste de la protection sociale, il aurait mieux valu élargir le champ de la Sécurité sociale elle-même à l’ensemble de la protection sociale.
Je m’explique. Ce qu’on appelle juridiquement la sécurité sociale en France est le résultat d’une construction historico-baroque, qui n’a pas démarré en 1945, mais dès le début du 20ème siècle, notamment dans les années trente, et n’a toujours pas atteint l’objectif d’universalité, mais aussi d’unicité et d’uniformité qu’avaient rêvés les pères de la Sécu de 45. Au contraire du « plan complet de Sécurité sociale », imaginé par le conseil national de la Résistance en avril 1944, et même des projets du père de la Sécu, Pierre Laroque, l’ordonnance de 1945 n’a fait qu’intégrer dans un nouvel ensemble appelé Sécurité sociale les dispositifs qui résultaient des lois d’assurance sociale de 1930, et des allocations familiales de 1932, ainsi que la législation sur les accidents du travail et maladies professionnelles qui datait de la fin du 19éme siècle, et ce qui restait de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910 : tout cela a donné le régime général de Sécurité sociale, auquel se sont progressivement ajoutés les régimes des fonctionnaires, des étudiants, des agriculteurs et des indépendants, gérés au sein de la Sécu, mais chacun par des institutions particulières. En revanche n’ont pas été intégrés à « la Sécu » (au sens institutionnel), tant les régimes complémentaires de retraite que celui de l’assurance chômage pour les salariés, gérés dans le cadre d’institutions paritaires, que les prestations dites de « solidarité » que sont les minima sociaux ou les allocations logement d’un côté, ou l’embryon de « cinquième risque » que constitue la CNSA de l’autre. Conséquence, sont hors du champ des lois de financement de la sécurité sociale, une bonne partie des dépenses de sécurité sociale au sens du droit européen (32% du PIB, le taux le plus élevé d’Europe), soit qu’elle dépende des lois de finances elle-même (pour les prestations financées sur le budget de l’Etat, comme l’AAH, la prime d’activité ou les allocations logement), du budget des départements (pour le RSA et l’APA), ou des accords entre les partenaires sociaux (pour les retraites complémentaires ou l’assurance chômage). On peut rêver meilleure transparence et meilleure lisibilité financière !
Tout cela n’est pas non plus conforme aux grands principes qui animaient les réformateurs de 45 et dont les intentions étaient claires dès l’article premier de l’ordonnance, puisque les institutions existantes n’étaient maintenues qu’à titre transitoire. Ni le principe d’universalité de la couverture qui n’existe que pour les prestations familiales (et encore, les allocations familiales n’interviennent-elles qu’à compter du deuxième enfant), et, depuis la création de la CMU en 1990, pour les remboursements de soins par l’assurance-maladie (j’en sais quelque chose pour avoir largement contribué à créer pour les agriculteurs à la fin des années quatre-vingt-dix un régime de couverture des risques professionnels comme de complémentaire retraite qui n’existaient pas et qui n’existent toujours pas pour nombre de catégories professionnelles). Ni le principe d’uniformité des prestations (la même couverture pour tout le monde), qui n’existe que pour celles-ci également. Ni l’unicité de gestion puisqu’une partie importante de ce qui constitue en fait la Sécurité sociale est géré en dehors du cadre institutionnel de la sécurité sociale, ce avec quoi on la confond régulièrement tant les corporatismes toujours vivants dans notre pays ont tendance à ramener à la question des périmètres institutionnels, en en faisant les drapeaux des résistances, les questions de fonds non résolues.
Mais nul besoin de modifier la Constitution pour donner à la Sécurité sociale sa totale (et initiale) acception. Il suffit d’intégrer dans le code de la Sécurité sociale, ce qui était d’ailleurs l’intention des rédacteurs de l’ordonnance du 4 octobre 1945, et conformément d’ailleurs à l’article 1er de ce code, y compris avec leurs modes de gestion spécifiques (si les assurés y sont attachés, comme c’est le cas pour la MSA), l’ensemble des dispositifs qui se sont sédimentés depuis 1945 et qui ont trouvé leur place ailleurs. L’occasion aussi de redonner de la lisibilité à un système auquel les français sont légitimement attachés, mais au maquis duquel ils ne comprennent plus grand-chose.
Paris, le 8 juillet 2018
Addendum :
En revanche il serait surement utile de « moderniser » les bases constitutionnelle du droit à la Sécurité sociale, car celles-ci résultent du préambule de 1946 (alinéa 11) et sont bien plus datées dans leur formulation que le plan complet de Sécurité sociale du CNR ; qu’on en juge :
» (La Nation) garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».
La formulation, plus lapidaire, de l’article 22 de la déclaration universelle des droits de l’homme (1948) me paraît plus adaptée à la vocation universelle de la Sécurité sociale, qui inspirait les rédacteurs du programme de CNR : « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale », et, pourquoi pas, pourrait être intégrée dans l’article 1er de la Constitution, ce qui donnerait pour le coup une vraie base constitutionnelle à la Sécu.
Paris, le 11 juillet 2018
Suites :
Ce papier a été repris dans une version abrégée par Témoignage Chrétien sous le titre « Vive la Sécu ! »
https://temoignagechretien.fr/articles/vive-la-secu
Il a suscité un commentaire de Patrick Scotton, que je reprend in extenso ici, car il me semble illustrer les réactions de ce que j’appelle « les thuriféraires (littéralement : les porteurs d’encens) de l’ordonnance de 1945 » (appellation d’ailleurs revendiquée par Eric Gautron sur la page Facebook « Ce qu’internet dit de la Sécu »), à la fois du fait de leur lecture mythologique et, j’espère de bonne foi, fausse historiquement de l’histoire de la Sécu, et par le fait que toute réforme est présentée, et probablement vécue, comme une remise en cause des fondamentaux.
« Rendons à César …
Rendons à César ce qui est à César et à Ambroise Croizat ce qui lui appartient car c’est effectivement Ambroise Croizat qui a créé la sécurité sociale. Le patronat ne la voulait pas, la droite non plus. Les syndicats FO et CFTC y étaient farouchement opposés ce qui ne les empêcha pas de s’y présenter aux élections. La sécurité sociale a été constamment attaquée et Macron est en train de l’achever et le patronat se frotte les mains qui n’en attendait pas moins. »
Je reprend ici, en la développant un peu, la réponse que je lui ai faite sur le site de Témoignage Chrétien
« Je ne veux rien enlever aux mérites d’Ambroise Croizat, qui est un personnage tout à fait estimable, mais s’il a bien participé à sa mise en place, on ne peut pas dire que c’est lui qui a créé la Sécurité sociale : l’ordonnance fondatrice du 4 octobre 1945 est signée par Alexandre Parodi, qu’il n’a remplacé que quelques semaines après, et a été préparée par Pierre Laroque. L’intégration de la législation des allocations familiales et des accidents du travail s’est effectivement faite contre l’avis du patronat et de la droite, … qui n’avaient pas vraiment les moyens de l’exprimer à l’époque compte tenu de leur attitude sous l’occupation. En revanche FO qui n’existait pas encore, puisque c’était avant la scission entre la CGT et la CGT-FO en 1947, ne pouvait pas vraiment s’y opposer et ne s’est d’ailleurs jamais opposé à la Sécu. Quant à la CFTC, devenue majoritairement en 1964 la CFDT, elle s’est opposée non pas à la création de la Sécu mais à l’intégration des Caf dans les caisse uniques de Sécurité sociale, qui était le projet de Pierre Laroque, pour assurer l’unicité de la gestion de la Sécu, revendication à laquelle Ambroise Croizat a fait droit en 1946.
Par ailleurs dire que « la Sécurité sociale a été constamment attaquée », alors qu’elle n’a fait que se développer depuis 1945, me semble relever de l’attitude du « berger qui crie au loup ». Avec le risque que, quand elle le sera vraiment (c’est déjà arrivé, et cela pourrait arriver à nouveau), personne ne croit les cris d’orfraie de ceux que j’ai appelés les « thuriféraires (les porteurs d’encens) de l’ordonnance de 1945 ». D’où ma fraternelle interpellation pour qu’ils revoient leur lecture trop mythologique de la belle histoire de la Sécurité sociale comme la façon de projeter son « bel avenir ». »
Paris, le 26 juillet 2018
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