Entendu ce matin sur France Inter (et sur France Info) : la Quadrature du net a encore frappé en dénonçant le « fonctionnement délibérément discriminatoire » de l’algorithme de la Cnaf.
Dans un document publié lundi, l’association, qui s’est donné comme comme objectif de lutter « contre la censure et la surveillance » dans « l’environnement numérique », affirme que « la publication du code source vient donner la preuve définitive du caractère discriminant des critères retenus » conduisant « au ciblage des plus précaires ». Effectivement leur analyse révèle que parmi ces variables [1] , on trouve le fait « de disposer de revenus faibles », « d’être au chômage », « d’être allocataire du RSA », « de consacrer une partie importante de ses revenus à son loyer », « de ne pas avoir de travail ou de revenus stables » et même « de bénéficier de l’Allocation Adulte Handicapé (AAH) tout en travaillant ».
Tout cela est (malheureusement) vrai ; mais, comme j’ai tenté vainement de l’expliquer aux « experts » de la Quadrature du net [2], ce n’est pas « l’algorithme » qui cible les plus précaires, ce sont les prestations. Par définition le contrôle des prestations vise davantage celles qui sont sous conditions de ressources, puisque ces ressources (l’ensemble des revenus perçus) sont la principale source d’erreur, et donc d’indus [3] éventuellement frauduleux (ce que reconnait finalement la Quadrature du net : « nul besoin donc de connaître le détail de la formule de l’algorithme pour prédire quelles populations seront ciblées »). C’est d’ailleurs pour la même raison que j’avais expérimenté avec la Caf de la Gironde un dispositif analogue pour cibler des personnes qui avaient potentiellement des droits auxquels elles ne recourraient pas (un tiers des bénéficiaires potentiels pour le RSA). C’est aussi la raison qui m’avait conduit à proposer un dispositif de versement automatique des prestations sociales, aujourd’hui devenu le projet « solidarité à la source » et dont j’espère qu’il verra le jour dans de meilleures conditions que la contemporanéisation des allocations logement.
Est-ce à dire que les constats sur lesquels s’est appuyé la Quadrature du net et qui ont été collectés par Changer de cap sont fausses ou exagérés ? Pour avoir échangé avec les animateurs de ce collectif, je ne le crois pas ; et j’ai d’ailleurs alerté l’actuel directeur général de la Cnaf sur les sujets soulevés.
Il y a eu visiblement sous l’empire de la COG 2018-2022 une dérive dans l’utilisation de ce dispositif de contrôle (que j’ai généralisé à partir de 2013) reposant sur des techniques dites de data-mining, comme d’ailleurs plus généralement de la stratégie numérique que j’avais développée (avec succès) à l’occasion de la mise en place de la prime d’activité. D’ailleurs les problèmes massifs révélés par l’enquête de « Changer de cap » étaient marginaux dans la période où j’exerçais la responsabilité de la branche Famille, période pendant laquelle la qualité de service s’était améliorée, alors qu’elle s’est fortement dégradée au cours de la dernière période.
Il semble d’abord qu’il y ait eu une dérive dans l’utilisation d’un dispositif qui ne visait qu’à mieux cibler des contrôles effectués par des agents formés à cet effet et qui seuls peuvent détecter un indu et le qualifier de frauduleux, vers une présomption de fraude (ce qui conduit la Quadrature du net à parler de « score de suspicion »). Cela a probablement été renforcé par la fixation d’objectifs chiffrés de résultats en matière de lutte contre la fraude : on connait les effets pervers de la fixation de ce type d’objectifs qui relève du fameux « new management public ».
Ce qui est certain c’est que la diminution des effectifs dans les caf a conduit à réduire la ligne de contact avec le public, au détriment notamment de l’accompagnement numérique, et à multiplier les erreurs (et donc les indus) dans le calcul des prestations. On ne peut que se réjouir du fait que ce mouvement ait été arrêté avec la nouvelle COG, en espérant que les marges de manœuvres dont dispose la branche seront suffisantes pour remonter la pente.
Est-ce à dire pour autant que je n’ai aucun regret ? Non plus. J’en ai un en particulier : c’est d’avoir repris ce mot de « fraude » pour désigner ce que, à la Cnam, j’appelais des abus quand j’avais engagé le plan de contrôle des arrêts de travail en 2003 … et que Frédéric Van Roeckeghem a requalifié immédiatement après m’avoir succédé de « fraude », terme qui s’est imposé ensuite à toutes les branches de la sécurité sociale. Les vraies fraudes aux allocations familiales représentent en fait moins de 10% des indus qualifiés de frauduleux, ce qui m’avait d’ailleurs conduit à qualifier de « fraude de survie » le fait de ne pas déclarer, plus ou moins volontairement, des revenus aléatoires susceptibles de faire perdre temporairement le bénéfice de prestations sous condition de ressource qui assurent difficilement le minimum vital pour leurs bénéficiaires (comme vient de le rappeler comme chaque année le Secours catholique).
Le problème du diagnostic porté par la Quadrature du net c’est qu’il se trompe de cible : « Quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt ». En s’acharnant sur « l’algorithme », il ne s’attaque pas à la cause du problème : un système prestataire qui multiplie les effets de seuils et les effets pervers, nécessitant des contrôles dont les dérives ne sont que les conséquences.
C’est ce qui m’avait conduit à proposer de remplacer ce système issu de la sédimentation des prestations sous condition de ressources par un dispositif de type « revenu de base » universel …. Mais c’est une autre histoire.
Dans le train de Strasbourg à Paris, le 29 novembre 2023.
[1] Qui n’avaient, je le rappelle, comme objectif que de mieux cibler les contrôles
[2] Que j’avais rencontré grâce à Didier Minot de Changer de Cap.
[3] Mais aussi comme l’a signalé la Cour des comptesen refusant de certifier les comptes de la branche famille de sous estimation des prestations versées.
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