On a beaucoup parlé du suicide des agriculteurs à l’occasion de la crise que traverse l’agriculture. Mais quel est au fond le rapport entre ces deux questions ? En fait, l’une et l’autre trouvent leur origine dans ce qu’en termes psychosociologiques on peut appeler le « mal-être agricole », identifié comme la cause des suicides, et dans ce qu’en termes sociopolitiques on peut appeler le « malaise agricole », identifié comme la cause des tensions qui s’expriment, parfois de façon violente, dans le monde agricole. Même si avec le premier on a tendance à insister sur les facteurs psychologiques et de santé mentale et avec le second sur les facteurs économiques et sociaux, notamment la question du revenu, ces deux phénomènes sont les deux versants d’une même montagne dont les coulées risquent de submerger la population agricole.
Il faut d’abord souligner que les problèmes des exploitants agricoles ne sont que la partie émergée de l’iceberg, car la question du mal-être touche aussi, et probablement davantage, une population salariée qui représente, si on tient compte des emplois temporaires, au moins la moitié de la main d’œuvre agricole ; une population salariée pour laquelle le risque suicidaire est fort probablement supérieur à celui des agriculteurs eux-mêmes. Il faut noter aussi que le risque suicidaire des agriculteurs, plus élevé en moyenne que pour l’ensemble de la population, reste toutefois inférieur à celui d’autres professions comme les policiers, les professions de santé ou les vétérinaires – ce qui évidemment n’en diminue pas l’importance et le caractère révélateur des difficultés rencontrées par le monde agricole.
Le plan de prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture lancé en 2022 a permis de développer et de mettre en place des dispositifs qui relèvent soit de la détection du mal-être, comme le dispositif « Sentinelles » qui permet notamment une prise en charge médicale ou médico-sociale précoce, soit de l’action sur les facteurs économiques et sociaux, comme les dispositifs destinés aux agriculteurs confrontés à des difficultés économiques, souvent conséquences du surendettement, ou pour améliorer la transmission des exploitations agricoles dans un contexte où la moitié des agriculteurs vont partir à la retraite dans les dix prochaines années. Ces différents dispositifs sont en cours de déploiement sur les territoires, département par département. Sur le terrain sanitaire, ils s’inscrivent dans le cadre de la stratégie nationale de prévention du suicide1 et aussi des dispositifs de santé et de sécurité au travail.2 Sur le plan économique et social, ils ont vocation à s’intégrer dans la politique de développement agricole.3
Mais le rapport de capitalisation publié à l’issue de cette première année de mise en œuvre du plan4 a permis aussi de dégager les causes émergentes de ce mal-être agricole, de ce qu’on peut appeler aussi le nouveau malaise agricole. Bien sûr les facteurs historiques sont toujours présents, notamment la question des revenus agricoles et des dispositifs qui permettent de faire face à ses variations, ou encore les situations de précarité, vécues notamment par certains des salariés de l’agriculture, et qui avait conduit la Mutualité sociale agricole (MSA) à lancer un plan spécifique au tournant des années 1980. Certains de ces facteurs se sont d’ailleurs accentués, comme les situations d’isolement vécues par certains travailleurs agricoles et qui se traduisent souvent par un célibat non choisi, ou encore la question de la transmission de l’exploitation de plus en plus difficile compte tenu de l’importance du capital nécessaire pour assurer la reprise.
Surtout, les évolutions de l’agriculture soumettent les agriculteurs à des facteurs de risque qui ont considérablement augmenté au cours des dernières années :
- d’abord, un contexte général d’incertitude, économique bien sûr comme l’ont montré les conséquences de la guerre en Ukraine, mais aussi climatique avec la multiplication des accidents météorologiques (sécheresse, intempéries) et sanitaire (avec la multiplication des crises telles que la grippe aviaire) ;
- ensuite, la charge mentale liée à la complexité des métiers agricoles qui mobilisent de nombreuses compétences techniques, mais aussi administratives (d’où la remise en cause des procédures, des normes et des contrôles) et sociales (notamment l’exercice de la fonction d’employeur) ;
- enfin, les injonctions paradoxales auxquelles sont soumis les travailleurs de l’agriculture avec une double exigence, de production – au nom de la souveraineté alimentaire – et de contribution à la solution de la crise climatique et de la biodiversité – au nom de la préservation de l’environnement planétaire.
À l’échelle individuelle, ces trois éléments augmentent considérablement les situations de mal-être. À l’échelle de la société, ils expliquent en grande partie le nouveau malaise agricole. C’est la raison pour laquelle le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) « Prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture »4 proposait l’organisation par le Conseil économique, social et environnemental (Cese) d’une convention citoyenne sur les rapports entre agriculture et environnement, pour sortir d’une hystérisation des débats qui finit par conduire à des violences qui peuvent s’exercer contre les autres, ou même contre soi-même. Cette recommandation n’a pas (encore) été suivie d’effet. L’échec de la tentative de grand débat agricole au début du salon de l’agriculture en illustre pourtant la pertinence.
Laisser un commentaire