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« La maltraitance institutionnelle est un facteur aggravant de la misère »

Je reproduit ici mon interview par Dominique Fonlupt parue ce jour dans le journal La Vie, à l’occasion de la journée mondiale du refus de la misère.

Interlocuteurs absents, labyrinthe administratif, numérisation excessive… ces « tracasseries », qui touchent tout le monde, ont des effets dramatiques et durables sur les plus pauvres, dénonce ATD Quart Monde dans un rapport publié à l’occasion de la Journée mondiale du refus de la misère.

Stop à la maltraitance institutionnelle : c’est le titre du rapport annuel d’ATD Quart Monde publié à l’occasion de la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre. L’absence d’interlocuteur humain, l’angoisse permanente de perdre ses droits pour un papier manquant, la peur d’être jugé, de voir ses enfants placés parce qu’on n’a plus les moyens de les élever, le renoncement aux soins, autant de souffrances mises au jour lors des universités populaires Quart Monde. Cet échange d’expériences a abouti à un plaidoyer qui analyse les causes de la maltraitance institutionnelle et propose une politique volontariste pour la combattre.

Daniel Lenoir, sociologue et économiste, a contribué à ces travaux. Les organismes de protection sociale, ce haut fonctionnaire désormais à la retraite les connaît bien pour en avoir dirigé plusieurs. Il a été à la tête de la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf) entre 2013 et 2017, où il a mis en place la prime d’activité et la garantie contre les impayés des pensions alimentaires. Il a dirigé l’ARS (agence régionale de santé) du Nord-Pas-de-Calais (2009-2013) et la Caisse nationale d’assurance maladie entre 2002 et 2004. Il préside aujourd’hui l’association Démocratie et spiritualité, un lieu de réflexion sur l’art et la nécessité de faire société. Pour lui, « l’empathie administrative », c’est-à-dire la capacité à se mettre à la place du bénéficiaire, est une des conditions de la cohésion sociale.

De quoi parle-t-on quand on parle de « maltraitance institutionnelle » ?

Ce concept met un mot sur toutes les tracasseries administratives du quotidien dont chacun a pu faire l’expérience. Délais de traitements trop longs, numérisation de toutes les démarches, informatisation mal conçue, impossibilité d’obtenir un rendez-vous en face-à-face. Ces dysfonctionnements sont pesants, mais pour les personnes les plus précaires, ils sont sources de souffrance. Une étude d’ATD Quart Monde et de l’université d’Oxford l’identifie comme une des « dimensions cachées de la pauvreté ». C’est le paradoxe des grandes institutions comme la Cnaf, France Travail, mais aussi l’Aide sociale à l’enfance, les préfectures, le 115. Elles sont là pour aider et accompagner et deviennent maltraitantes de fait et souvent malgré elles.

Est-ce une notion nouvelle ?

Elle a été récemment intégrée dans le droit avec la loi de 2022, relative à la protection de l’enfant. Cette loi précise qu’il y a maltraitance d’une personne en situation de vulnérabilité lorsqu’un geste, une parole ou un défaut d’action compromet ou porte atteinte à son développement, à ses droits, à ses besoins fondamentaux, à sa santé. En particulier si cette atteinte intervient dans une relation de dépendance ou d’accompagnement. La loi spécifie que l’origine de ces situations peut être individuelle, collective et institutionnelle. Cette définition désormais officielle est elle-même issue des travaux de la Commission nationale pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance mise en place par le ministère des Solidarités et de la Santé. En 2021, elle avait plus spécifiquement défini la maltraitance institutionnelle qui est liée à des pratiques managériales, au mode de gestion des organismes, qui peuvent être elles-mêmes la conséquence de restrictions budgétaires.

Vous avez dirigé certaines des principales institutions pointées comme maltraitantes envers les publics les plus précaires. Pourquoi avoir participé à ce rapport à charge ?

Cette campagne d’ATD Quart Monde n’est pas une mise en accusation des professionnels qui, eux aussi, sont frustrés de ne pas pouvoir exercer le cœur de leur métier, qui est l’accompagnement, ni même des responsables des institutions. Elle est un appel à prendre conscience d’un phénomène encore impensé, mais délétère pour l’ensemble de la société. Des personnes découragées, dévalorisées, isolées, stressées, le sentiment d’abandon exprimé par des millions de personnes, tout cela contribue à la perte de confiance dans les institutions. Ce n’est pas bon pour la santé de notre démocratie. Pour autant, ce rapport n’exonère pas les politiques publiques de leurs responsabilités. La réduction des effectifs dans les services publics se poursuit. Si les ordinateurs permettent des gains de productivité, il faut aussi des humains pour traiter les dossiers, éviter les erreurs et l’allongement des délais de traitement. Il en faut également pour accueillir les usagers, mener une politique d’inclusion numérique. Je plaide pour un « numérique à visage humain ».

Vous dénoncez l’instrumentalisation politique de la lutte contre les fraudes à la protection sociale. Pour quelle raison ?

Le soupçon de fraude généralisée nourrit un discours anti-pauvres. Ce n’est pas moi qui le dis mais le Haut Conseil pour le financement de la protection sociale dans son dernier rapport rendu public fin septembre. Sur une fraude estimée à 13 milliards, la plus grande partie résulte du défaut de cotisation des entreprises ou des travailleurs indépendants. Un tiers seulement concerne la fraude aux prestations sociales. Pour ce qui concerne les allocations logements et les minima sociaux, une partie de la fraude relève de ce que j’appelle la « fraude de survie ». Par exemple, le fait de ne pas déclarer des revenus temporaires parce qu’ils vont diminuer le montant du RSA. Ou bien le fait d’omettre de signaler une remise en couple car cette nouvelle situation va supprimer la majoration pour isolement. Plutôt que de fraude, il vaudrait d’ailleurs mieux parler d’abus, moins connoté, comme le suggère le Haut Conseil. Agité dans les discours des politiciens de droite, l’ensemble de la fraude sociale, y compris la fraude aux cotisations, représente en fait moins de 2 % de la dépense sociale. Cependant, il est vrai que le sentiment de fraude nuit au consentement à la solidarité en mettant la focale sur « ceux qui en profitent ». C’est pourquoi le plus important dans la lutte contre la fraude, c’est de l’éviter.

Comment ?

Le projet de « solidarité à la source » relancé par Emmanuel Macron entre les deux tours de la présidentielle en 2022 est une bonne piste. Il s’agirait de calculer les prestations sur les revenus perçus et non sur les revenus déclarés. Cela permettrait également de limiter le nombre de ceux qui ne bénéficient pas de leurs droits. Ils pourraient se voir proposer automatiquement les prestations auxquelles ils ne recourent pas. Le taux de non-recours atteint un tiers des bénéficiaires potentiels du RSA. Mais les sommes économisées en évitant fraudes, erreurs et abus sont beaucoup moindres que celles qui seraient dépensées par un meilleur taux de recours au droit. Vu les mesures d’économies annoncées par le gouvernement, je crains que ce volet de la solidarité à la source ne soit pas près d’être mis en place.

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