En 1986, le géographe Yves Lacoste a écrit un livre marquant, pour ne pas dire remarquable, « Contre les anti-tiers-mondistes et contre certains tiers-mondistes », dont je me suis remémoré le titre au moment d’écrire sur le « mouvement » des gilets jaunes.
J’ai attendu que le mouvement des gilets jaunes reflue un peu avant de m’exprimer sur lui, car il y avait trop de passion dans leur soutien, y compris chez certains de mes proches. Mais en ce dernier jour de l’année 2018 il me faut revenir sur ce phénomène, à bien des égards nouveau, qui en aura constitué l’événement hélas le plus marquant.
Au départ j’avais prévu d’appeler ce billet « J’aime pas les gilets jaunes », car c’est bien de cela qu’il s’agit, mais cette annonce me semblait par trop manichéenne. J’ai donc emprunté le titre de ce papier à Yves Lacoste, dont je suis en train de lire les mémoires, pour ne pas jeter, avec l’eau du bain, ce que ce bébé et son ictère néonatal peut porter de critique des idées reçues de la bien pensance technocratique, comme les anti-tiers-mondistes en leur temps, dénonçant « les sanglots de l’homme blanc », de la bien pensance tiers-mondiste. Cette analyse ne se veut pas une analyse sociologique d’un mouvement multiforme, travail qui reste à faire, mais une réaction, politique, sur la signification politique de ce mouvement.
Contre les gilets jaunes et contre certains anti-gilets jaunes
J’aime pas les gilets jaunes
J’aime pas les gilets jaunes, parce que leur « mouvement » a démarré comme une défense de la divine voiture, ce violent Baal du monde moderne. Bien sûr, en même temps, comme disent certains, la voiture est une nécessité pour nombre de nos concitoyens et j’apprécie, comme tout le monde ou presque, sa contribution à la mobilité et à la liberté d’aller et venir. Il n’en demeure pas moins qu’avant la remise en cause de l’augmentation du prix de l’essence, il a démarré avec la contestation de la limitation à 80 km/h de la vitesse sur les routes départementales. Et surtout que la première victime expiatoire de ce mouvement, ont été les radars dont plus des deux tiers ont été vandalisés : c’est faire peu de cas de ce qui a été l’un des principaux moyens de diminution de la violence routière.
J’aime pas les gilets jaunes parceque l’étincelle qui a mis en route le moteur de cette explosion sociale, c’est la remise en cause de la fiscalité écologique. Bien sûr celle-ci a été mise en place avec des préoccupations plus budgétaires qu’environnementales, et le gouvernement n’a pas vraiment pensé -c’est le moins qu’on puisse dire- à son accompagnement social. Il n’en reste pas moins que toute politique environnementale doit, parmi ses outils, utiliser la fiscalité, qui est l’outil le plus efficace pour internaliser les externalités négatives (c’est le principe du pollueur payeur), à condition bien sûr d’être intégrée dans une politique d’ensemble. Or la première victoire des occupants des ronds point a été l’abandon de cette fiscalité, comme l’avait été en son temps celui de l’écotaxe pour les bonnets rouges.
J’aime pas les gilets jaunes, parce que ce mouvement porte deux revendications fondamentalement contradictoires : moins d’impôts et plus de services publics ; autrement dit, comme disait Allais (Alphonse, l’humoriste, pas Maurice, l’économiste) « demander plus à l’impôt et moins au contribuable ». Certes, la réaction des occupants des rond-points n’est pas seulement fondée sur le refus de l’impôt, mais aussi sur le sentiment d’iniquité fiscale, avec notamment l’incompréhension de la suppression de l’ISF, mesure hélas inaugurale du quinquennat. Mais il porte aussi, fondamentalement, une remise en cause profonde du consentement à l’impôt -ou plus précisément de consentement à la solidarité – avec le sentiment, faux, que j’avais rencontré à la CNAMTS ou à la CCMSA, que l’on contribue davantage que ce qu’on reçoit, ou celui, que j’ai également rencontré à la Caf, que ce sont les autres qui fraudent.
J’aime pas les gilets jaunes, parce que je reconnais dans ce mouvement le mécanisme primitif de la recherche du bouc émissaire, que ce soit vis à vis du Président de la République ou de son épouse, ou d’autres victimes potentielles, comme les juifs ou les immigrés. Bien sûr, Emmanuel Macron, et il l’a reconnu, trop tardivement, a été pour le moins maladroit dans ses transgressions, et a lui même produit quelques unes des étincelles qui ont fait démarrer le moteur fou. Il n’en demeure pas moins que les manifestations, même symboliques, de lynchage renvoient à ce tragique moment fondateur des sociétés qui permet de réconcilier les humains entre eux, par le sacrifice de l’un d’entre eux, à ce moment fondateur de la violence humaine.
J’aime pas les gilets jaunes parce qu’ils se revendiquent comme étant « le peuple », alors qu’ils n’en sont au mieux qu’une partie, et qu’une foule informe et irrationnelle ne peut en aucun cas se revendiquer comme étant le peuple. Certes, il y a dans ce mouvement l’expression d’une coupure croissante entre « le pays légal » et « le pays réel », et ce gilet fluorescent a surement donné de la visibilité à nombre d’invisibles. Mais cette agrégation temporaire des colères et des refus ne peut être considérée comme le peuple que par ceux qui confondent populisme et démocratie. Et le fameux RIC (referendum d’initiative ci devant citoyenne) illustre bien comment cette colère peux conduire à remettre en cause certains des acquis démocratiques dans notre pays. La démocratie n’est pas plus aujourd’hui la dictature d’une majorité silencieuse aujourd’hui bien bruyante, que celle du prolétariat hier.
J’aime pas les gilets jaunes parce que j’y reconnais l’odeur du fruit toujours chaud du ventre de la bête. Je sais, on va me dire qu’après bien d’autres je viens de passer le point Godwin, et que nombre de ces chemises jaunes n’ont rien à voir avec les chemises noires, brunes ou vertes qui ont coloré les masses européennes du siècle dernier. Peut-être, comme le pensent certains, ces gilets sont-ils davantage portés par des descendants des sans-culottes que par ceux des milices ; mais ce n’est pas sûr, comme il n’est pas sûr non plus que les sans culottes aient été l’expression démocratique du peuple, sous la Terreur.
J’aime pas les gilets jaunes, parce qu’ils sont comme ces monstres qui apparaissent dans le clair obscur, cet entre deux, cet inter-règne, entre le vieux qui est mort, et le nouveau qui est en train de naître.
Sachons au contraire saisir les signes des temps, les comprendre, les analyser, apporter des réponses aux questions identifiées, sans nous soumettre pour autant aux monstres naissants.
Paris, le 31 décembre 2018
Très bien dit. Et c’est ce que je pense également.
Suis d’accord en tous points. Et pris individuellement, ceux qui ont amené Hitler au pouvoir n’etaient certainement que des gens qui en avaient marre et voulaient que ça change. Comme les Gilets.
Bonjour, je viens de prendre connaissance de votre blog que je parcoure avec gourmandise. Sur beaucoup de sujets je trouve vos écrits très percutants. Je n’aime pas non plus les gilets jaunes pour les raisons que vous invoquez et dans ma famille cela a donné beaucoup de discours passionnés (j’ai un frère CGTiste). J’ai lu également vos commentaires sur les 66 propositions proposérs par L Berger et N Hulot (je suis un ancien responsable syndicale du secteur emploi de la CFDT aujourd’hui en retraite et je pense que vous avez du rencontrer mes homologues CFDT de la CNAF). Je conserve votre citation d’Umberto Ecco dont je me servirai hélas peut être souvent). Merci et continuer.
http://www.contretemps.eu/phenomenes-morbides-gramsci-achcar/
Le contexte de la citation de Gramsci
Merci, Jean, pour ce papier très intéressant sur le contexte de la citation de Gramsci, et qui confirme l’utilisation que j’en fait aussi. J’aime la conclusion du papier.