Pour les besoins du futur livre « Laïcité & Spiritualité » de la collection que D&S anime aux Editions de l’Atelier, j’ai été amené à revenir sur cette belle Charte de la laïcité de la branche famille et de ses partenaires que j’ai eu la fierté de lancer, il y aura bientôt dix ans, après les attentats de janviers 2015 et dans la foulée du mouvement « Je suis Charlie« .
Le 1er septembre 2015, le conseil d’administration de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) adoptait à la quasi-unanimité[1] ma proposition de Charte de la branche famille et de ses partenaires[2]. Cette Charte est toujours en application malgré l’institution par la loi dite de « lutte contre le séparatisme »|3] du Contrat d’engagement républicain et auquel doivent désormais souscrire les associations et fondations qui bénéficient de subventions publiques. Au demeurant si cette Charte vise le même objectif que la loi, « conforter le respect des principes de la République » et notamment la laïcité, tant par les services publics que par leurs partenaires, elle en est radicalement différente tant dans la démarche que dans la forme.
Primo, alors que le contrat d’engagement républicain n’a de contractuel que le nom, la Charte a été d’emblée envisagée dans un cadre partenarial et conventionnel. Partenarial, d’abord, dans son élaboration, puisque cette initiative a été décidée à l’occasion d’une réunion avec l’ensemble des associations nationales partenaires des Caf, réunion qui elle-même faisait suite à une rencontre de l’ensemble des responsables des Caf aves les ministres de tutelles suite aux attentats de janvier 2015. Le texte a été élaboré après des concertations avec les Caf, les partenaires, et les différentes institutions représentées au conseil d’administration de la Cnaf (représentants des syndicats, des employeurs et des familles) conduite par Olivier Bobineau [4]. Les partenaires des Caf ont ensuite adhéré à cette Charte, mais après avoir participé collégialement à son élaboration, alors que le contrat d’engagement républicain a été imposé, sans aucune concertation sur son contenu.
Secundo, le cadre juridique lui-même est différent : alors que le « contrat » d’engagement républicain a un caractère légal et réglementaire, la Charte de la laïcité relève de ce que le Conseil d’Etat appelle le droit souple [5], un droit souple qui permet une sorte d’« oxygénation du droit et favorise sa respiration dans les interstices du corset parfois un peu trop serré des sources traditionnelles de la règle » et « peut accompagner la mise en œuvre du « droit dur », comme il peut dans certains cas s’y substituer pour la mise en œuvre de politiques publiques suffisamment définies et encadrées par la loi »[6], ce qui est largement le cas de la laïcité. Rôle que jouait par ses avis et recommandations l’Observatoire de la laïcité auquel le projet de Charte avait d’ailleurs été soumis avant son adoption par le Conseil d’administration.
Tertio, un suivi partenarial de la charte a été mis en place avec un comité de suivi composé de représentants des trois parties prenantes de son élaboration (les administrateurs nationaux, les directeurs de Caf et les représentants des associations partenaires), auquel ont été également associés les autorités administratives compétentes. De même, pour régler les difficultés ou les conflits dans l’application de la Charte, a été mis en place une formation restreinte de ce comité, composée de deux représentants de chacun des collèges, et présidée par une personnalité indépendante [7].
Quarto, la Charte ne vise que la laïcité, comme principe synthétisant les valeurs de la République, alors que le contrat d’engagement républicain va au-delà et donne une interprétation extensive de celle-ci en posant que « le respect des lois de la République s’impose aux associations et aux fondations, qui ne doivent entreprendre ni inciter à aucune action manifestement contraire à la loi (…) » (ce qui a conduit certains préfets à s’appuyer sur ce texte pour mettre en cause les subventions à des association faisant la promotion de la désobéissance civile), et que « l’association ou la fondation bénéficiaire s’engage à ne pas se prévaloir de convictions politiques, philosophiques ou religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant ses relations avec les collectivités publiques » (ce qui pourrait être utilisé pour mettre en cause l’objection de conscience), désobéissance civile et objection de conscience qui ne sont, ni l’une ni l’autre, contraires aux principes de la laïcité.
Cinquo, si la Charte ne définit pas la laïcité elle en donne, contrairement au contrat d’engagement républicain qui ne la définit pas davantage mais repose principalement sur des obligations et surtout des interdictions, une vision positive et ce de façon à faire de la laïcité « le terreau d’une société plus juste et plus fraternelle, porteuse de sens pour les générations futures ». Ce faisant la Charte a aussi une vocation résolument pédagogique que n’a pas non plus développé le contrat d’engagement républicain.
Paris, Croulebarbe, le 10 février 2024
[1] Avec la non-participation au vote du Medef, sa représentante considérant que la Cnaf n’avait pas à se prononcer sur des questions qu’elle qualifiait de « sociétales » (sic) et l’abstention de FO obtenue après un contact personnel avec Jean-Claude Mailly, mais dont le chef de file considérait que cette charte n’était pas assez « laïque », voire trop « catho ».
[2] Charte de la laïcité de la Branche Famille.pdf (caf.fr)
[3] Pacte civique « Laïcité, Islam, islamisme, séparatismes » Jacques André éditeur
[4] Auteur notamment de « Les musulmans, une menace pour la République ? » avec Stéphane Lathion et avec Pierre N’Gahane de « La voie de la radicalisation – Comprendre pour mieux agir ».
[5] Le droit souple. Conseil d’état étude annuelle 2013
[6] Jean Marc Sauvé, préface de l’étude sur « Le droit souple »
[7] En l’espèce Jean Gaereminck, conseiller d’Etat. Pour des raisons que je n’ai pas comprise, cette instance est désormais présidée (depuis 2022), par le directeur général de la Cnaf. Je le regrette car la présidence par une personnalité indépendante garantissait une plus grande neutralité.
Annexe
La charte de la laïcité de la branche famille avec ses partenaires
PRÉAMBULE
La branche Famille et ses partenaires, considérant que l’ignorance de l’autre, les injustices sociales et économiques et le non-respect de la dignité de la personne sont le terreau des tensions et replis identitaires, s’engagent par la présente charte à respecter les principes de la laïcité tels qu’ils résultent de l’histoire et des lois de la République.
Au lendemain des guerres de religion, à la suite des Lumières et de la Révolution française, avec les lois scolaires de la fin du XIXe siècle, avec la loi du 9 décembre 1905 de « Séparation des Églises et de l’État », la laïcité garantit tout d’abord la liberté de conscience, dont les pratiques et manifestations sociales sont encadrées par l’ordre
public. Elle vise à concilier liberté, égalité et fraternité en vue de la concorde entre les citoyens. Elle participe du principe d’universalité qui fonde aussi la Sécurité sociale et a acquis, avec le préambule de 1946, valeur constitutionnelle. L’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose d’ailleurs que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».
L’idéal de paix civile qu’elle poursuit ne sera réalisé qu’à la condition de s’en donner les ressources, humaines, juridiques et financières, tant pour les familles, qu’entre les générations, ou dans les institutions. À cet égard, la branche Famille et ses partenaires s’engagent à se doter des moyens nécessaires à une mise en œuvre bien comprise et attentionnée de la laïcité.
Cela se fera avec et pour les familles et les personnes vivant sur le sol de la République quelles que soient leur origine, leur nationalité, leur croyance. Depuis soixante-dix ans, la Sécurité Sociale incarne aussi ces valeurs d’universalité, de solidarité et d’égalité. La branche Famille et ses partenaires tiennent par la présente charte à réaffirmer le principe de laïcité en demeurant attentifs aux pratiques de terrain, en vue de promouvoir une laïcité bien comprise et bien attentionnée. Élaborée avec eux, cette charte s’adresse aux partenaires, mais tout autant aux allocataires qu’aux salariés de la branche Famille.
ARTICLE 1 : LA LAÏCITÉ EST UNE RÉFÉRENCE COMMUNE
La laïcité est une référence commune à la branche Famille et ses partenaires. Il s’agit
de promouvoir des liens familiaux et sociaux apaisés et de développer des relations
de solidarité entre et au sein des générations.
ARTICLE 2 : LA LAÏCITÉ EST LE SOCLE DE LA CITOYENNETÉ
La laïcité est le socle de la citoyenneté républicaine, qui promeut la cohésion sociale
et la solidarité dans le respect du pluralisme des convictions et de la diversité des cultures. Elle a pour vocation l’intérêt général.
ARTICLE 3 : LA LAÏCITÉ EST GARANTE DE LA LIBERTÉ DE CONSCIENCE
La laïcité a pour principe la liberté de conscience. Son exercice et sa manifestation sont libres dans le respect de l’ordre public établi par la loi.
ARTICLE 4 : LA LAÏCITÉ CONTRIBUE À LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE ET A L’ÉGALITÉ D’ACCÈS AUX DROITS
La laïcité contribue à la dignité des personnes, à l’égalité entre les femmes et les hommes, à l’accès aux droits et au traitement égal de toutes et de tous. Elle reconnait la liberté de croire et de ne pas croire. La laïcité implique le rejet de toute violence et de toute discrimination raciale, culturelle, sociale et religieuse.
ARTICLE 5 : LA LAÏCITÉ GARANTIT LE LIBRE ARBITRE ET PROTÈGE DU PROSÉLYTISME
La laïcité offre à chacune et à chacun les conditions d’exercice de son libre arbitre et de la citoyenneté. Elle protège de toute forme de prosélytisme qui empêcherait chacune et chacun de faire ses propres choix.
ARTICLE 6 : LA BRANCHE FAMILLE RESPECTE L’OBLIGATION DE NEUTRALITÉ DES SERVICES PUBLICS
La laïcité implique pour les collaborateurs et administrateurs de la branche Famille, en tant que participant à la gestion du service public, une stricte obligation de neutralité ainsi que d’impartialité. Les salariés ne doivent pas manifester leurs convictions philosophiques, politiques et religieuses. Nul salarié ne peut notamment se prévaloir de ses convictions pour refuser d’accomplir une tâche. Par ailleurs, nul usager ne peut être exclu de l’accès au service public en raison de ses convictions et de leur expression, dès lors qu’il ne perturbe pas le bon fonctionnement du service et respecte l’ordre public établi par la loi.
ARTICLE 7 : LES PARTENAIRES DE LA BRANCHE FAMILLE SONT ACTEURS DE LA LAÏCITÉ
Les règles de vie et l’organisation des espaces et temps d’activités des partenaires sont
respectueux du principe de laïcité en tant qu’il garantit la liberté de conscience. Ces règles peuvent être précisées dans le règlement intérieur. Pour les salariés et bénévoles, tout prosélytisme est proscrit et les restrictions au port de signes, ou tenues, manifestant une appartenance religieuse sont possibles si elles sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir, et proportionnées au but recherché.
ARTICLE 8 : AGIR POUR UNE LAÏCITÉ BIEN ATTENTIONNÉE
La laïcité s’apprend et se vit sur les territoires selon les réalités de terrain, par des attitudes et manières d’être les uns avec les autres. Ces attitudes partagées et à encourager sont : l’accueil, l’écoute, la bienveillance, le dialogue, le respect mutuel,
la coopération et la considération. Ainsi, avec et pour les familles, la laïcité est le terreau d’une société plus juste et plus fraternelle, porteuse de sens pour les générations futures.
ARTICLE 9 : AGIR POUR UNE LAÏCITÉ BIEN PARTAGÉE
La compréhension et l’appropriation de la laïcité sont permises par la mise en œuvre de temps d’information, de formations, la création d’outils et de lieux adaptés. Elle est prise en compte dans les relations entre la branche Famille et ses partenaires. La laïcité, en tant qu’elle garantit l’impartialité vis-à-vis des usagers et l’accueil de tous sans aucune discrimination, est prise en considération dans l’ensemble des relations de
la branche Famille avec ses partenaires. Elle fait l’objet d’un suivi et d’un accompagnement conjoints.
Adopté par le CA de la Cnaf, le 1er septembre 2015.
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