Je n’ai pas de raison de le cacher, j’ai bien aimé le rapport « Vivre ensemble. Vivre en grand. Pour une réconciliation nationale », que Jean Louis Borloo a remis au Premier ministre, Edouard Philippe, jeudi 26 avril. J’ai en revanche été surpris par les critiques, bruyantes ou silencieuses, qui ont accueilli ce travail : d’un côté le cœur des sceptiques, pour ne pas dire des défaitistes, s’appuyant sur le classique « on a déjà tout essayé » pour expliquer que « ça ne va pas marcher » ; de l’autre, les cris d’orfraie des budgétaires de tout poil s’effrayant des milliards annoncés par l’auteur du plan. Aux uns j’ai envie de répondre, comme Gramsci, que l’optimisme de la volonté doit l’emporter sur le pessimisme de l’intelligence. Aux autres, comme Régis Debray, que « quand la question des moyens évince celle des finalités, et que la gestion de l’outil devient sa propre fin, les choses perdent leur sens, l’Etat de droit sa raison d’être, et l’homme son chemin ».
De ce point de vue, j’ai apprécié le débat de l' »Esprit public » sur le sujet, dimanche dernier, sur France Culture, avec, autour d’Emilie Aubry, Monique Canto-Sperber, Gaspard Gantzer, Sylvie Kauffmann et Thierry Pech. Point de vue plus équilibré, même si je ne partage pas toutes les critiques émises, mais au moins tous reconnaissaient l’importance du « cri d’alerte » de Jean-Louis Borloo. Certes, comme le disait Thierry Pech dimanche « l’indignation ne rend pas plus intelligent », mais elle peut être un moteur pour comprendre différemment les choses, et surtout pour utiliser cette intelligence pour les changer.
Mais j’ai surtout apprécié la tribune dans le JDD de ce jour, « Réparer la France », signée de cinq personnes que j’apprécie, pour des raisons différentes, dans l’ordre alphabétique, Boris Cyrulnik, Cynthia Fleury, Alexandre Jardin, Edgar Morin et Daniel Pennac.
Reconquérir les territoires perdus de la République
(à propos du rapport Borloo)
« Je suis pessimiste par l’intelligence et optimiste par la volonté » écrivait Gramsci dans sa prison. Pour commencer ce billet, j’ai envie de citer le message d’espoir, avec lequel Jean-Louis Borloo termine son rapport, bonne illustration de ce volontarisme qui lui est reproché et qui peut permettre de dépasser le sentiment fataliste que « tout a été essayé » et que « rien n’a marché » : « Je sais maintenant qu’il est possible de réconcilier l’entreprise et la jeunesse, de sortir de cette spirale infernale du chômage des jeunes. De doubler le nombre de nos apprentis et alternants en 3 ans et changer la donne définitivement dans tout le pays, de relancer un plan de rénovation urbaine, métamorphose de nos quartiers et de nos équipements, sans intervention du budget de l’Etat, de refaire de nos écoles la matrice de notre pays en fédérant la cité éducative, de permettre à toute la jeunesse des quartiers de prendre une avance décisive dans le monde numérique, de voir les agglomérations assumer totalement leur rôle de cohésion urbaine, de faire émerger du ventre de notre pays, une nouvelle élite dirigeante, de sortir le pays de Voltaire du scandale de l’illettrisme, de créer une armée républicaine de solidarité, d’approcher la justice et la sécurité pour tous, de commencer à résoudre le fléau de la discrimination, d’aller à la rencontre de l’Autre. Tout est prêt et tout est possible en choisissant l’investissement humain plutôt que la désinformation. »
Et c’est vrai que ce rapport est volontariste, mais c’est aussi ce qui fait son intérêt. C’est vrai qu’il ne s’appuie pas assez sur l’évaluation des échecs (et des réussites, parce qu’il y en a eu aussi) du passé : mais cela permet d’éviter le syndrome du « on a tout essayé » alors que ce n’est pas parce que quelque chose n’a pas marché à un moment donné que ça ne marchera pas : les politiques publiques, et notamment sociales, sont un « art d’exécution » et les conditions de mise en œuvre sont parfois plus importantes que les décisions elle-mêmes. C’est vrai qu’il a mis un peu de côté les experts, technocrates ou chercheurs, et pris le parti des élus contre eux, ou du moins sans eux, et qu’on lui a reproché à la fois des propositions trop précises, mais insuffisamment expertisées, ou au contraire imprécises, et donc insuffisamment expertisées également. Mais il y a un temps pour tout le soleil, un temps pour lancer des idées, et un temps pour les ramasser, pour les mettre en œuvre.
L’enjeu de ce cri d’alarme, c’est, rien de moins, de reconquérir les territoires perdus de la République, perdus et qui ne le sont pas uniquement du fait du développement d’idéologies antirépublicaines, comme l’avait mis en évidence de façon peut-être un peu trop univoque l’ouvrage coordonné sous un pseudonyme par Georges Benssoussan, idéologies qui ne sont d’ailleurs pas le monopoles de ces territoires. Perdus, ils le sont aussi, et trop souvent, parce qu’abandonnés par la République elle-même et par ceux qui l’incarnent, élus, fonctionnaires, et gestionnaires des services publics, abandonnés par lassitude, par aveuglement, par complicité, par peur, par réflexe de classe et j’en passe. Les reconquérir nécessite, bien sûr de rétablir l’ordre républicain (comme l’indique le programme n° 13, « Agir fermement pour la sécurité et la justice ») : mais on ne peut ramener le problème de ces quartiers aux questions de délinquance et de radicalisation. Les reconquérir nécessite aussi de rappeler les valeurs républicaines, notamment le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes (comme l’indiquent les programmes n° 10, « Reconnaître les nouveaux visages de Marianne », et n° 17, « Lutter contre les discriminations ») : mais on ne peut ramener les problèmes de ces quartiers à la seule question, essentielle, de l’égalité. Les reconquérir c’est aussi faire respecter les exigences de la laïcité : mais on ne peut ramener le problème de ces quartiers à la seule question religieuse de la poussée islamiste, et de ses conséquences, par exemple dans le nouvel antisémitisme qui s’y développe. Car » la République doit aussi traiter le mal à la racine, pour réparer les quartiers, refaire société, éduquer et insérer. Elle ne gagnera ce combat qu’en s’appuyant sur les forces vives des quartiers, en apportant aux enfants, aux femmes, aux élus, aux associations, aux services publics, la « main tendue » d’un peuple tout entier et le minimum de services de base de notre Nation. »
Ces quartiers ce sont les fameux QPV, les quelques 1500 quartiers politique de la ville, regroupant quelques 6 millions d’habitants. Les deux derniers où j’ai eu l’occasion de me rendre, celui de Pissevin à Nîmes, où la Caf a suscité la création d’un centre social dans le cadre du plan que j’avais mis en place à la Cnaf, et celui de Planoise à Besançon, ou est installé le 115 pour le Doubs, sont des villes à elles toutes seules, avec 15 000 ou 20 000 habitants. Mais des villes à l’écart des villes, des villes avec des services, publics ou autres, qui pour la plupart sont absents. Quand j’ai signé avec Patrick Kanner, Laurence Rossignol et avec la Fédération des centres sociaux un accord visant à ce qu’il y ait un centre social dans tous les QPV (ou à proximité immédiate), je croyais, d’après les études de la Cnaf, qu’il y en avais 150, soit 10 %, qui à l’image de Lunel à l’époque, n’en avaient pas. En réalité, quand je suis parti de la Cnaf, et après avoir refait nos calculs, nous nous sommes aperçu que c’était en fait au moins 300 (20%) et peut-être près de 500 (soit un tiers) qui étaient concernés.
Le rapport souligne à cet égard l’importance de la vie associative, « le cœur des quartiers » (c’est le programme n° 16), ainsi que des activités culturelles (programme n° 5) et sportives (programme n° 6), et de ceux qui les animent. Pour côtoyer depuis deux ans au sein du Conseil national des villes des représentants des habitants, je peux attester du dynamisme des élites émergentes dans ces quartiers, celles que Jean-Louis Borloo veut faire monter. Je peux attester aussi de l’engagement de ces héros de la République, ces nouveaux hussards noirs, ces éducateurs et travailleurs sociaux qui constituent « la nouvelle armée de la République solidaire » (programme n°12), et qui se sentent bien souvent abandonnés.
Mais, il ne faut pas uniquement proclamer, et faire vivre, les valeurs de la République ; il faut aussi, comme le disait Michel Rocard, qui avait été également raillé pour cela, s’occuper des cages d’escalier, et plus généralement des conditions de vie et d’existence. Logiquement Jean Louis Borloo propose donc une relance de la rénovation urbaine (programme n° 1, « La qualité urbaine pour tous) qui permette d’améliorer les logements et un développement des transports (programme n°2 « La mobilité, un doit et une nécessité ») qui permettent de désenclaver ces quartiers.
Je ne vais pas reprendre ici le détail des 19 programmes sur lesquels débouchent ses réflexions. Mais mettre la focale sur certains leviers qui me paraissent essentiels pour améliorer les conditions de vie et d’existence. D’abord, avec l’éducation (programme n° 4, « De l’école à la « cité éducative » »), la petite enfance (programme n° 3), bien sûr, et un programme volontariste de développement des structures d’accueil que je souhaitais développer dans le cadre de future COG. J’ai été heureux de lire sous la plume de Jean-Louis Borloo, un constat que j’avais pu faire à la Cnaf : « au nom de l’universalité, on donne moins à ceux qui ont moins« , l’égalité formelle des droits, masquant en fait une profonde inégalité de couverture, et plus encore d’accès aux services comme aux soins. Et pourtant, obligation constitutionnelle, « la nation garantit à tous la protection de la santé » : deuxième levier essentiel donc, la santé (programme n° 15). Et enfin l’emploi, et donc l’entreprise, par lesquels « tout passe » (programme 7), avec la mise en place d’un dispositif d’accompagnement individuel, de « coaching », pour aider les personnes à rebondir et à valoriser leurs talents.
Enfin, le plan fait une vraie place à l’inclusion numérique, en faisant le lien entre l’acquisition des savoirs de base (programme 8, « un plan national pour lutter contre ‘illettrisme et l’illectronisme) ce qui est une façon de mettre la révolution numérique au service de l’éducation, et en en faisant un atout pour les quartiers (programme 9, « 200 quartiers d’excellence numérique) en misant sur le fait que la transformation numérique rebat les cartes de la géographie économique.
Tout cela va coûter bien cher, dit-on. « En réduisant l’Etat à un prestataire de services (publics) et à un bureau d’expertise comptable de ses propres comptes, on a oublié sa fonction sociale« , écrit, en écho à Régis Debray et en soulignant l’actualité de Gramsci, Gaël Brustier. Et c’est bien là le problème, quand la nécessaire politique de maîtrise des dépenses publiques, à laquelle j’adhère, devient l’alpha et l’oméga de la politique tout court. Et c’est trop souvent le cas en matière de politique sociale, en général, et de politique de la ville, en particulier, à tel point qu’on finit par se demander si le seul mode de régulation des politiques sociales n’est pas devenu, au fur et à mesure du temps, uniquement budgétaire, et ce malgré les initiatives (les lois de financement de la sécurité sociale en 1996 et les COG introduites par les ordonnances Juppé, la loi d’organique sur les lois de finance en 2001) pour sortir des méthodes et principes budgétaires hérités de la Restauration.
Pour moi, la principale faiblesse de ce plan, ce n’est pas son montant budgétaire, c’est, pour être précis, son bouclage financier, ou plus exactement son bouclage économique. Il aurait gagné, même si c’est sans doute un propos de technocrate, en tous cas de gestionnaire de politique publique, à développer d’avantage l’une de ses intuitions initiales, celle du choix de « l’investissement humain », que je préfère pour ma part qualifier d’investissement social (et environnemental), et il faudrait, en face de chaque programme, mettre en place des outils d’évaluation qui permettent de mesurer le rendement des Euros dépensés, qui sont aussi autant d’Euros investis.
Je veux revenir enfin sur deux propositions (deux programmes) qui ont, ou moins pour l’une d’entre elles, fait l’objet des plus nombreux commentaires, souvent ironiques : l’académie des leaders (programme n° 11), sorte d’Ena des QPV, et la cour d’équité territoriale (programme 18), cour administrative spécialisée pour créer une obligation de moyens engagés dans la politique de la ville pour les responsables publics. Je ne suis honnêtement pas certain que ces deux idées, volontairement disruptives, soient totalement réalistes. Mais quelle importance ! Il s’agit pour moi, et peut-être, dans l’esprit de leur promoteur, de constructions utopiques, au sens originel du mot utopie, c’est à dire qui visent à montrer que d’autres constructions sociales sont possibles. Possibles pour régler, ce que l’Ena n’a hélas pas réellement réussi à faire, la question de la « diversité des élites », comme le soulignait Monique Canto-Sperber dimanche dernier. Celui de rendre effectif le droit à la ville, comme on cherche à rendre effectif le droit au logement, le droit à la santé, le droit à l’éducation et même, dans une moindre mesure, le droit à un travail (sinon le droit au travail). En effet, au fur et à mesure des plans et des lois s’est constitué un véritable droit de la ville, qui est devenu aussi un droit à la ville, à une ville humaine devrait-on dire : « les communes, les autres collectivités territoriales et leurs groupements, l’Etat et leurs établissements publics assurent à tous les habitants des villes des conditions de vie et d’habitat favorisant la cohésion sociale et de nature à éviter ou à faire disparaître les phénomènes de ségrégation (…). A ces fins, l’Etat et les autres collectivités publiques doivent, en fonction de leurs compétences, prendre toutes mesures tendant à diversifier dans chaque agglomération, commune ou quartier les types de logement, d’équipement et de services nécessaires : au maintien et au développement du commerce et des autres activités économiques de proximité ; à la vie collective dans les domaines scolaire, social, sanitaire, sportif, culturel et récréatif ; aux transports ; à la sécurité des biens et des personnes ».
Tout est dit, ou presque ; il n’y a plus qu’à faire.
Post scriptum, en des termes moins juridiques (extrait de Réparer la France) :
« Les logements doivent être décents, les femmes réellement respectées, les infrastructures en état de fonctionner, la sécurité doit être réelle, la fraternité incarnée et non invoquée, la laïcité non négociée, le courage aidé et non découragé, les maires qui se battent au quotidien doivent être entendus et soutenus. »
Tout est dit, ou presque ; il n’y a plus qu’à faire.
Paris, le 1er mai 2018, complété le 6 mai 2018
Merci Daniel pour cette analyse . Ce que nous voyons au quotidien, ce sont des territoires où le mot PREVENTION n’est abordé que par la lorgnette de la cohesion. Il y a une fausse bonne idée à vouloir rassembler les fragilités. La vraie PREVENTION ne passe que par la mixité sociale et par le fait de ramener les fondamentaux éducatifs pour « vivre ensemble » dans toutes les familles. L’égalité entre les hommes et les femmes, la fin de la terreur pour les enfants en allant à l’ecole (qui vivent au contact des tirs d’intimidations qui se multiplient ), l’éducation non violente des enfants et surtout des garçons , la fin de la soumission des filles et des femmes depuis la sphère familiale ( la personnalité du futur adulte est influencée à plus de 60% par le milieu familial: l’employabilité, les compétences psychosociales , les mentalités … sont Les sources principales de transmission des inégalités : c’est donc dans le milieu familial que l’on doit œuvrer et agir! ).
Avec des lieux ressources pluridisciplinaires, un retour des services publics de proximité , une vraie acculturation des quartiers avec le monde économique, des zonages éducations nationales absolument et obligatoirement mixtes , des appartements modulables , des appartements étudiants et des bailleurs sociaux spécialisés dans les logements de transition et non à vie …. les QPV devraient être des lieux de vie heureux et transitoires. Après plus de 40 ans de politique de la ville , certes il faut « reconstruire la ville sur la ville » mais soyons honnêtes : tous les maires commencent par leur centre ville classé QPV et finissent par les sortir de la politique de la ville et repousser les pauvres en périphérie… ce qui réalise une excellente vitrine électorale pour les prochaines élections.