Je dois le dire, j’ai littéralement dévoré le livre de Philippe Lemoine « Une révolution sans les Français ? » (le point d’interrogation est d’importance, il laisse la réponse ouverte). Spécialiste de l’informatique et du numérique, auteur sous le titre de « La grammaire du succès » d’un rapport sur la transformation numérique de l’économie française, Philippe Lemoine sait aussi, comme il l’avait fait avec la CFDT dans les années soixante-dix, analyser « les dégâts du progrès » ; comme moi il n’a donc pas une vision manichéenne, ni d’avantage déterministe, du progrès technique, en l’espèce de la révolution numérique, qui peut, en même temps, et telle la langue d’Ésope, être « la pire et la meilleure des choses ». Dans ce livre il tente l’exercice, difficile, de mesurer l’impact de cette « transition fulgurante » sur la vie politique, comment les deux interagissent, et comment la mutation en cours modifie dans ses fondements la sphère politique ; autrement dit comment …
Faire République à l’âge du numérique
A propos de « Une révolution sans les Français ? »
de Philippe Lemoine.
Pour décrire la transformation en cours de la sphère politique, Philippe Lemoine convoque successivement Toqueville (Alexis de), Morin (Edgar alias Vidal), et Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov, dit) dans une valse à trois temps étonnante : au premier temps, la révolution (et l’ancien régime), au deuxième la rupture (la brèche), et au troisième l’action (que faire ?). A vrai dire on n’est pas très loin du « voir, juger, agir » cher aux jocistes d’autrefois.
Voir … la révolution en train de se faire sous nos yeux, mais aussi, derrière elle, la permanence de l’ancien régime, de l’ancien monde. En matière de transformations, la France a souvent du retard à l’allumage, mais elles n’en sont que plus radicales, et les mutations se font souvent révolutions. La France est aussi en retard d’une guerre, intellectuelle, idéologique, celle-là : après avoir tenu le haut du pavé intellectuel mondial dans les années soixante et soixante-dix, l’aggiornamento post soixante-huitard a fait régresser la France au deuxième rang de la pensée mondiale, au profit de la pensée américaine. Je ne peux m’empêcher de rapprocher le constat de Philippe Lemoine sur la République des intellectuels, de celui, tout aussi sévère de Benjamin Stora sur les années Mitterrand, quand la mystique se dégrade en politique, une politique on ne peut plus politicienne (« perçue comme du cynisme par une partie de plus en plus grande de son électorat« ), ou sur le terrain économique, de Philippe Frémeaux, quand à rebours du programme économique, les sociaux-démocrates français qui n’en avait pourtant jamais assumé la qualité, se sont convertis à un social-libéralisme empruntant plus à l’idéologie du marché, qu’à celui d’un l’Etat-providence assurant la sécurité des parcours.
Juger …. avec comme jugement une « brèche » qui s’ouvre dans le cours de l’histoire, et qui joue comme un révélateur, ou, au sens étymologique, une apocalypse. Certes, ce sont les hommes (et les femmes), les humains en somme, qui font l’histoire, mais ils n’ont pas toujours conscience de l’histoire qu’ils sont en train d’écrire. « Un des traits de l’analyse (d’Edgar Morin en 68) est de montrer que les insurgés n’ont pas une conscience nette de ce qui les fait courir« . Et c’est probablement aussi le cas aujourd’hui. Et la doxa sociale libérale rend probablement aussi mal compte de l’histoire en train de s’écrire que l’exégèse marxiste léniniste, maoïste ou trotskyste, du mouvement de mai qui avait occupé l’espace intellectuel de l’après soixante-huit. Philippe Lemoine diagnostique lui une uberisation de la politique, qui explique à la fois le bouleversement tectonique des vieilles fractures, et donc la victoire éclair d’Emmanuel Macron, mais aussi l’espèce d’attentisme pessimiste des citoyens inquiets. Une uberisation au sens où le numérique transforme profondément tous les modes d’intermédiation, et pas seulement ceux de l’économie, les marchés par exemple, avec des applications comme Uber, mais aussi la politique qui est le mode d’intermédiation que nous avons inventé entre les citoyens et l’Etat.
Agir …. avec cette question centrale posée par le leader des bolchéviques en 1902 « Que faire ? ». J’ai à vrai dire moins compris la référence à Lénine que les deux précédentes. Certes la question qu’il pose en 1902 est la même qu’aujourd’hui : que faire ? dans un contexte où la déchirure (la brèche) est immense entre la société réelle et la société légale, celle de l’empire russe ; je sais que la référence indirecte à Maurras va être critiquée, mais, comme pour Lénine, ce n’est pas parce qu’il a apporté de mauvaises réponses que les questions qu’il posait n’était pas pertinentes ; et comme la droite radicale s’est reconstruite idéologiquement en utilisant les concepts de Gramsci, mort dans les geôles de Mussolini, il n’y a pas à se priver d’emprunter à des pensées qui sentent le souffre, pour reconstruire une pensée progressiste. Mais justement, la conclusion à laquelle arrive Philippe Lemoine est exactement inverse de celle à laquelle aboutit Lénine en 1902. Certes, il est intéressant de retrouver sous la plume de Lénine une apologie du rêve, que dans la tradition socialiste, j’aurais plutôt tendance à appeler utopie. Mais Philippe Lemoine ne reprend aucune des conclusions léninistes, ni celle de « l’avant garde éclairée », ni celle de « l’unité de volonté », ni celle du « centralisme démocratique », le tout reposant sur une doctrine détenu par des dirigeants.
Au contraire, face à ce qu’il qualifie de « métamorphose », plus que « mutation », « transformation » ou même « révolution », il constate qu’« aucun parti, aucun expert, aucun intellectuel, aucune théorie n’est à même de formuler un projet d’ensemble suffisamment ample et novateur pour canaliser la puissance de toutes les transformations simultanées qu’entraîne le tournant numérique : redéfinition complète de ce que représentent le travail et l’emploi ; réorganisation des chaînes de valeur ; nouvelle géopolitique ; nouvelles frontières de la ville, des transports, de l’énergie, du logement ; nouvelles façons de communiquer, d’échanger ; rapport au savoir et à la culture ; bouleversement complet du regard de l’humanité sur elle même avec les nouveaux rapports entre hommes, automates, animaux et êtres vivants …. » . Fidèle en cela à une tradition politique qui nous est commune (qui, en d’autres temps, s’est cristallisée dans l’utopie autogestionnaire), pour Philippe Lemoine « le pouvoir doit se mettre au service de ceux qui font », ce qui suppose que « la société civile (se comporte) comme société civique » et de « repenser le rôle de l’intelligence et des intellectuels », pour faire confiance à une intelligence collective que le numérique peut augmenter. « Tous ces enjeux de société supposent de recourir au numérique, mais dans un contexte où celui-ci devra s’intégrer dans des projets plus vastes conçus par l’intelligence collective, nourris par l’expérience et par la pratique, subordonnés à une pensée vivante de la liberté, transcendés par l’espoir de se transformer les uns les autres ».
Paris, le 6 juillet 2018
En tout cas cela donne envie de lire le bouquin !
Oui ça donne envie et je l’ai lu. Je l’ai aussi dévoré. Le propos est fluide tant dans l’écriture que dans sa construction idéologique et convier Tocqueville, Morin et Lénine dans ce décryptage des transitions, transformations, métamorphoses de notre histoire s’impose, de fait, comme évident. J’ai particulièrement apprécié le passage qui préconise de travailler à la transformation des actions en idées justes et pertinentes plutôt que l’inverse et de renverser les rapports entre la pensée et l’action. A la fin de ma lecture, je ne sais pas répondre à la question posée une révolution sans les Français ? Ou plutôt, ce livre me conforte dans mes convictions : il faut permettre à chacun de disposer des moyens de la construction de son avenir et sutout de pouvoir faire des choix. Encourager l’initiative, l’expérimentation, des modes de travail et de création plus coopératifs, plus agiles, capitaliser sur les résultats obtenus sont indispensables pour permettre, sinon une révolution, une adaptation permanente ponctuée à des étapes clés par des métamorphoses (j’adhère pleinement au choix de ce terme) qui s’imposeront à nos dirigeants. En l’état actuel, si l’on doit reprendre le terme de révolution, la question n’est pas de savoir si elle se fait avec les Français mais, déjà d’identifier s’il y a révolution. La réponse est clairement non.