Sous le titre « Fraternité, j’écris ton nom », Témoignage Chrétien a publié le 12 juillet, dans une version abrégé, le papier que j’avais posté ici sur la décision historique du Conseil constitutionnel reconnaissant la fraternité comme un des principes constitutionnels, en s’appuyant pour cela sur le deuxième terme de la devise de la République, qui est ainsi devenu le troisième principe de notre République, conformément à ce qu’avaient souhaité les révolutionnaires de 1848.
On a envie de dire, en plagiant Péguy, la troisième vertu : hasard des tiercés, même si la fraternité n’est pas, pas plus que la liberté ou l’égalité, une vertu théologale au sens des trois vertus célébrées par Paul de Tarse dans sa lettre aux Corinthiens, cette clé de voute du porche de la République enfin reconnue par la plus haute juridiction, plonge ses racines, comme la charité, dans une des trois formes de l’amour entre les humains « agapé« .
C’était, je pense, une bonne raison pour TC, qui s’est donné comme projet de relever « les défis de la fraternité », de publier cet article.
En donnant à la fraternité une valeur juridique, le Conseil constitutionnel a pris une décision historique et redonné du lustre au troisième terme de notre devise nationale.
Fraternité, j’écris ton nom
Le 6 juillet, en réponse à une question prioritaire de constitutionnalité sur l’application de la loi du 31 décembre 2012 modifiant le délit d’aide au séjour irrégulier pour en exclure les actions humanitaires et désintéressées, le Conseil constitutionnel a jugé que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle et qu’il en « découle […] la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ».
C’est la première fois dans la jurisprudence constitutionnelle que le juge s’appuie sur le troisième terme de la devise de la République pour rendre une décision. On ne compte pas le nombre de décisions qui renvoient au principe d’égalité, qui, en plus d’être le deuxième terme de la devise républicaine, est aussi l’un des principes essentiels du service public. Et encore moins celles qui renvoient au principe de liberté, qui régit heureusement nos sociétés libérales, pour le meilleur, la liberté associative par exemple – ou encore la liberté d’expression, la liberté syndicale ou la liberté d’aller et venir –, ou, au gré de certains, pour le pire : la gauche, version 1981, en avait fait l’expérience avec le sacro-saint principe de « la liberté du commerce et de l’industrie ».
Au-delà des circonstances de l’espèce, bien sûr très importantes, c’est en effet une décision historique qu’a prise le Conseil constitutionnel en donnant un contenu juridique réel à ce principe jusqu’à présent formel de fraternité. Et on s’amuse de voir la partie de la droite qui court derrière le Front (pardon Rassemblement) national retrouver les accents de la gauche de 1981 pour contester la supposée prétention du Conseil constitutionnel à imposer au législateur le respect des principes qui fondent notre République, au moins, pour ce qui concerne celui-ci, depuis la deuxième du nom.
Curieuse histoire en effet que celle de ce principe de fraternité, consacré par les révolutionnaires de 1848, dans ce court moment de communion entre les républicains, y compris les socialistes (utopistes diront plus tard les marxistes) et l’Église catholique, au moment où Lamartine défend le drapeau tricolore contre le drapeau rouge et où les curés bénissent les arbres de la liberté, quand Pierre Leroux conjugue le socialisme avec les valeurs évangéliques, en ce printemps des peuples européens, qui, comme celui du monde arabe il y a bientôt dix ans, a duré trop peu de temps, mais dont les graines, une fois la dormance du Second Empire passée, ont continué à germer au gré des opportunités ouvertes par l’histoire républicaine.
Dès la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les révolutionnaires avaient voulu consacrer, sacraliser les deux valeurs fondatrices que sont la liberté et l’égalité. Et, longtemps sur le fil de l’histoire, celle de la République s’est écrite sur une sorte de courant alternatif oscillant entre ces deux pôles opposés. Encore récemment, pendant la campagne électorale, l’actuel président de la République, dans son souci de la pédagogie du « et droite et gauche » expliquait à des enfants que la liberté était de droite, et l’égalité de gauche. Ce n’est bien sûr pas totalement vrai – il y a toujours eu une gauche libérale, (et même libertaire), et une droite égalitariste (même si son idéal d’égalité est en général réduit aux acquêts de la nationalité) –, mais pas non plus totalement faux.
Dans un grand mouvement d’utopie, de rêve même, les révolutionnaires quarante-huitards, qui n’avaient rien à envier à leurs héritiers soixante-huitards, ont cherché à réconcilier ces deux principes, qui, trop souvent, comme les vecteurs de forces opposées, tiraient dans des sens contraires. Ils ont ajouté, définitivement, la fraternité aux deux premiers principes. Puis se sont fait virer par Napoléon dit « le petit ». Mais la fraternité est restée dans l’idéal de la République, ou du moins dans sa devise quand la troisième a pris le relais. Sans pour autant trouver de traduction juridique : les républicains de progrès (les modérés), ont inventé la solidarité pour traduire en termes opérationnels (dans la Sécurité sociale notamment) un principe dont la connotation morale, voire religieuse, leur semblait trop forte, tandis que, plus à gauche, on essayait de projeter dans une société future cette aspiration à une humanité réconciliée avec elle-même ; ce fut le socialisme. Mais finalement ce mot n’a jamais trouvé de traduction concrète, sauf dans les grands moments, fugitifs, de communion nationale, comme celui qui a suivi les attentats de début 2015 ; et moins encore juridique, c’est-à-dire créant des droits et des devoirs.
C’est pour cela qu’il faut saluer cette décision historique du Conseil constitutionnel. Ainsi fonctionne l’État de droit dans nos sociétés libérales et démocratiques, droit qui s’appuie aussi sur des principes qui tardent parfois à trouver leur traduction opérationnelle. Cent soixante-dix ans après, voilà une façon de rendre hommage à cette IIe République trop souvent oubliée.
Paris, le 12 juillet 2018
Addendum
Je conseille d’écouter « Répliques », d’Alain Finkielkraut, de ce jour « Qu’est-ce que la fraternité républicaine ? », bonne illustration des points de vue opposés : à ma droite, Anne-Marie Le Pourhiet, dénonçant le gouvernement des juges, à la Gauche, Emmanuel Aubin, défenseur de la nouvelle jurisprudence.
Paris, le 22 septembre 2018
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