Dans « Défricher l’économie », un livre d’entretien avec Christophe Fourel et Marc Mousli, Denis Clerc se livre en racontant son histoire et celle d’Alter Eco.
Denis Clerc : le défricheur de possibles.
C’est l’histoire d’un journal qui va fêter ses quarante ans en novembre et qui plonge ses racines dans le terreau fertile du PSU des années soixante-dix. L’histoire d’un magazine issu de la fertilisation croisée entre un projet avorté de la commission économique, « Nouvelle donne », qui n’ira pas plus loin que le numéro zéro, et le journal de la commission agricole de ce même parti disparu en 1989, Germinal, où l’auteur de ces lignes écrivait sous le pseudonyme de Daniel Joussan. En 1976, d’aucuns mettaient au point le premier micro-ordinateur dans un garage de San Francisco ; quatre ans après, Denis Clerc, qui avait fait ses premiers pas de journaliste économique dans Témoignage Chrétien en 1966 -et qui y écrit encore-, sortait, dans son arrière-cuisine de la banlieue dijonnaise, le numéro 1 d’Alternatives économiques, Alter Eco pour les initiés.
C’est une histoire, discrète et pudique, d’amitiés. D’amitié avec les deux interviewers, Christophe Fourel et Marc Mousli, les deux piliers de l’association des lecteurs, dont on lira avec intérêt la préface de l’un et la postface de l’autre. D’amitié avec les compagnons de route de cette aventure, notamment avec Philippe Frémeaux, qui nous a quitté le 3 août dernier, et qui avait succédé à Denis, d’abord comme rédacteur en chef, puis comme directeur de publication et président de la Scop éditrice.
C’est l’histoire d’une entreprise de presse qui a choisi un statut original, la coopérative, ce qui en fait un des éléments de cette nébuleuse que constitue l’économie sociale et solidaire. Une nébuleuse sur laquelle Alter Eco jette un regard de connivence mais pas de complaisance. Un statut choisi pour garantir l’indépendance de ses journalistes et de sa ligne éditoriale.
C’est l’histoire d’une ligne rédactionnelle qui est d’abord une ligne politique, celle d’un journal de gauche, qui n’est pas pour autant le journal (économique) de la gauche. Une ligne politique que Denis résume en trois propositions :« Oui à la social-démocratie, oui à l’Europe (donc à l’Euro), non à l’omnipotence du marché ». Non pas « un journal gauchiste », comme certain ont voulu le faire accroire : « Alter Éco n’est pas hostile au marché, à condition que des règles empêchent le renard de se servir à son goût dans le poulailler ; Alter Éco n’est pas hostile au patronat, à condition qu’il ne sacrifie pas l’économique au social (ni l’inverse, d’ailleurs) ; Alter Éco n’est pas hostile à l’entreprise, à condition que les salariés – créateurs de richesse – en soient partie prenante ; Alter Éco n’est pas hostile à la liberté, à condition qu’elle aille de pair avec la solidarité ». Une ligne de crête en quelque sorte, refusant tant les simplifications d’un certain keynésio-marxisme qui, malgré l’échec du programme commun, continue à inspirer une partie de la gauche, frondeuse ou insoumise, que celles d’un néo-libéralisme Tatchérien dont l’hégémonie a fini par s’imposer à la gauche de gouvernement, comme l’avait bien analysé Philippe Frémeaux dans « Après Macron ».
C’est l’histoire de quelques colères contre les grands prêtres du néo-libéralisme, grands accusateurs au tribunal de la soit-disant « vérité scientifique » en économie, avec dans le rôle du grand inquisiteur un certain Pierre Cahuc qui ne craignant pas de passer le point Godwin dénonce avec son acolyte André Zylberberg, « Le négationnisme économique » de tous ces hétérodoxes « qui contestent l’idée que le modèle du marché omniscient soit un bon guide pour comprendre le fonctionnement et les performances de l’économie ».
C’est une histoire de la pensée économique contemporaine, au travers des lauréats, comme des non lauréats, du « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel », improprement appelé « Nobel d’économie ». Avec une mention particulière pour Alfred Hirschman, qui ne l’a pas eu, et qui a illustré par ses travaux, notamment sur les « conséquences inattendues », à quel point l’économie était une branche des sciences sociales et non l’inverse comme veulent le démontrer les zélateurs du courant orthodoxe, en ramenant l’ensemble des comportement humains à la poursuite et au calcul de l’intérêt individuel.
C’est une histoire de vie. Celle, non pas d’une « belle personne », comme la vulgate du royaume des Bisounours aime à qualifier ses nouveaux saints, mais d’une personne au plein sens que donnait à ce mot Emmanuel Mounier, qui sans remettre en cause l’individu dans sa singularité et sa liberté, le relie en permanence avec les communautés qui l’ont fait grandir et s’émanciper. Une histoire de vie qui de la Jec au PSU, de la lutte contre la guerre d’Algérie à la lutte contre la pauvreté, d’Économie et Humanisme à l’Agence Française pour la maîtrise de l’énergie, témoigne de l’unité d’un homme, représentatif de cette espèce qu’on longtemps appelé les « cathos de gauche » et qui si elle est, paraît-il, « en voie de disparition », n’en a pas moins une descendance féconde.
Paris, Croulebarbe, le 20 septembre 2020
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