In memoriam

Retour sur le 17 octobre

Comme pour le 11 septembre au niveau mondial où nous avons, depuis 2001, deux événements tragiques à commémorer -les attentats contre les tours jumelles et, 28 ans auparavant, le coup d’État de Pinochet et l’assassinat du Président Allende au Chili-, nous avons désormais en France à faire, le 17 octobre, l’anamnèse de deux moments douloureux de notre histoire nationale  : la décapitation de Samuel Paty, il y a un an, et, il y a soixante ans la répression sanglante d’une manifestation non-violente de français musulmans d’Algérie, comme on les appelaient alors, contre un couvre-feu qui n’était imposé qu’à eux. Écoutons le témoignage du journaliste Claude Bourdet -l’un des fondateurs du mouvement de résistance Combat et qui rejoindra quelques années plus tard la rédaction de Témoignage Chrétien- dans un courrier adressé au Préfet de police, Maurice Papon : « Parlerai-je de ces Algériens couchés sur le trottoir, baignant dans le sang, morts ou mourants auxquels la Police interdisait qu’on porte secours? Parlerai-je de cette femme, enceinte, près de la Place de la République, qu’un policier tapait sur le ventre? (…) Parlerais-je de cet Algérien interpellé dans le métro et qui portait un enfant dans ses bras ? Comme il ne levait pas les bras assez vite, on l’a presque jeté à terre d’une paire de gifles ». Bilan officiel : trois morts (réévalué confidentiellement à sept un peu plus tard) ; pour un « massacre » dont les historiens et les experts estiment qu’il a fait entre quelques dizaines et une ou deux centaines de victimes, la plupart jetées dans la Seine.

Il nécessaire de rappeler le contexte : depuis le mois de mai, après la victoire en janvier du « oui » au référendum d’autodétermination, les contacts ont repris entre le gouvernement français et le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne), contacts qui aboutiront aux accords d’Évian, six mois après les événements tragiques du 17 octobre, et après, en février 62, la répression sanglante, au métro Charonne, d’une autre manifestation à l’appel des forces de gauche cette fois-ci. Autrement dit cette répression intervient alors que les pourparlers de paix sont en cours, mais à un moment où la violence, du moins en France métropolitaine, atteint une forme d’acmé.

Pour Témoignage Chrétien qui a été, avec la publication du dossier Jean Muller -du nom de cet ancien chef scout qui en avait témoigné-, parmi les premiers à dénoncer la torture en Algérie  -et ce au moment où, le ministre de l’Intérieur de l’époque, un certain François Mitterrand, répondait « La seule négociation, c’est la guerre ! »- c’est évidemment, et alors que nous célébrons nous-mêmes nos soixante-dix ans, un des moments importants de notre mémoire : comme la collaboration, la répression et la torture pendant une guerre qui n’osait même pas dire son nom, était en train de faire « perdre son âme » à la France.

On ne peut donc que se réjouir que le Président de la République ait reconnu -dans un communiqué et pas dans un discours, comme il l’avait fait pour le pardon demandé aux harkis-, que « les crimes commis cette nuit-là sous l’autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République », allant plus loin que son prédécesseur, François Hollande, qui, le premier Président à reconnaitre les faits il y a neuf ans, n’avait évoqué qu' »une sanglante répression ». Emmanuel Macron, s’inspirant du rapport que lui a remis Benjamin Stora, poursuit là le délicat exercice d’équilibriste dans le travail mémoriel qu’il a engagé depuis le début de son quinquennat et qui vise à permettre à la nation française d’assumer les blessures refoulées de son passé, condition nécessaire à une vrai réconciliation. On est loin des « repentances à répétition », dénoncées par Marine Le Pen, ou de la « repentance à sens unique » évoquée par Valérie Pécresse, relayée en cela par Michel Barnier qui s’engage (s’il est élu, on le suppose) à « ne (pas) donner (lui) la repentance ».

Après, entre autres gestes, la reconnaissance de la responsabilité de la France au Rwanda, après la création de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, après la reconnaissance de la responsabilité de l’armée dans les assassinats de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel, il faut saluer la pertinence d’une stratégie mémorielle qui, tel un long pèlerinage, fait un pas après l’autre. Cela n’interdit pas de s’interroger sur la taille de celui du 17 février. On est loin de l’assimilation de la colonisation à un crime contre l’humanité, comme l’avait déclaré en 2017 en Algérie le candidat Macron. Et quand, devenu Président, il ne met en cause que la responsabilité de Maurice Papon sans dire un mot de l’exécutif  dont le haut fonctionnaire était chargé, comme pour la déportation des juifs de Bordeaux, de mettre en œuvre les instructions, il évite la qualification de crime d’État pour ce massacre.

Surtout, si on ne peut lui reprocher de ne pas être payé en retour par un gouvernement algérien qui exploite cette « rente mémorielle » de la guerre d’Algérie pour se maintenir coute que coute au pouvoir, était-ce au Président de la République d’instruire ce procès qui relève des historiens et des politistes, comme de mettre en doute l’ancienneté de la nation algérienne, au risque de coaliser les opposants avec le pouvoir en place dans la défense de l’identité algérienne ? Comme l’a montré le remplacement du sommet avec les chefs d’État africains par une réunion avec des représentants de la société civile, on ne peut être en même temps d’un côté et de l’autre, représentant de l’État et de la société civile. Et comme cela avait été dit pour François Hollande, il y a des choses qu’un Président ne devrait pas dire.

Paris, Croulebarbe, le 18 octobre 2021

 

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