Sous le titre
Suicide d’agriculteurs : il faut réconcilier agriculture et société
la lettre hebdomadaire de Témoignage Chrétien a publié cette interview par Séverine Charon sur mon rapport « Prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture ».
Dans quel contexte ce plan de prévention s’inscrit-il ?
Le sujet du suicide chez les agriculteurs n’est pas récent. Le phénomène est apparu au tournant des années 1970, attribué aux effets négatifs de la modernisation de l’agriculture. Le sujet était connu mais pas forcément traité, même si un premier plan de prévention a été initié par la Mutualité sociale agricole en 2011. Mais c’est devenu un sujet médiatique, puis politique, en 2019, avec la sortie du film d’Édouard Bergeon Au nom de la terre, avec Guillaume Canet.
La feuille de route définie par le gouvernement en novembre 2021 ne concerne pas seulement les agriculteurs mais aussi les salariés de la production agricole, chez qui la prévalence du suicide est moins bien connue mais probablement supérieure. Par ailleurs, les risques de mal-être et les risques suicidaires s’accroissent et ne concernent plus uniquement les agriculteurs en difficulté financière.
La multiplication des crises en lien avec la question environnementale est un facteur de risque croissant. La grippe aviaire et ses abattages massifs ont occasionné de vrais drames chez les éleveurs. En 2022, deux départements sur trois ont eu à gérer au moins une crise agricole. Avec les événements climatiques lourds comme la grêle et la sécheresse, les cultures, qui étaient relativement préservées, ne le sont plus. Un climat d’incertitude accru auquel se sont ajoutés les effets de la guerre en Ukraine.
Quels sont les enseignements que vous tirez de cette mission ?
Il faut éviter de simplifier. Je vais donner un exemple. Pour certains, l’« agribashing » [Ndlr : présenter négativement les méthodes des agriculteurs, sur le plan environnemental ou sur celui du bien-être animal] serait le principal responsable du mal-être des agriculteurs. Il y a du vrai, mais je conteste cette formulation, qui risque d’être l’arbre qui cache la forêt. Je préfère parler d’injonctions paradoxales auxquelles sont soumis les agriculteurs : l’agriculture doit à la fois être productive et protectrice de l’environnement, et les agriculteurs n’ont pas appris à faire les deux en même temps. Or, la pression sociétale est forte : un sondage montrait il y a deux ans que, parmi une dizaine d’exigences sur l’environnement, les trois premières étaient adressées à l’agriculture.
Il est indispensable de réconcilier agriculture et société. Il y a un vrai sujet de compréhension réciproque pour éviter l’hystérisation des débats, comme on l’a vu avec les violences autour des bassines à Sainte-Soline ou les suites du rapport de la Cour des comptes sur l’élevage bovin : tout le monde a – un peu – raison, mais reste dans son couloir de nage.
Que préconisez-vous ?
Le rapport présente une quarantaine de recommandations, dont la plupart relèvent de la détection des situations de mal-être et de l’accompagnement des personnes en difficulté. Certaines visent à mieux connaître le risque suicidaire pour les agriculteurs, mais aussi pour les salariés, de plus en plus nombreux dans la production agricole. Il est également essentiel de maintenir la diversité des réseaux d’accompagnement, et ce d’autant plus qu’il y a aussi des enjeux syndicaux derrière la question du mal-être agricole. Historiquement, c’est Solidarité Paysans, proche de la Confédération paysanne, mais aussi de Chrétiens dans le monde rural, qui a été précurseur sur le sujet, avec une focale agro-écologique. Le courant majoritaire, autour de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), s’est organisé plus tard sur le sujet avec une approche plus conventionnelle. En tant que syndicat d’employeurs, elle s’est aussi engagée à développer les dispositifs de prévention pour les salariés. La Coordination rurale, aujourd’hui deuxième organisation représentative des agriculteurs, s’est investie plus récemment en mettant l’accent sur les difficultés liées aux procédures administratives et aux contrôles. Ce pluralisme est une chance : les agriculteurs qui ont des problèmes doivent pouvoir s’adresser à ceux dont ils se sentent le plus proches et la question du suicide ne doit pas être instrumentalisée au service d’une cause, quelle qu’elle soit. C’est ce que j’ai dit à l’ensemble des acteurs et je sais que cette exigence est partagée par tous.
Enfin, une de mes propositions s’adresse au Conseil économique, social et environnemental : c’est l’organisation d’une véritable conférence citoyenne sur « agriculture et environnement ». Il faut que le monde agricole échange avec les citoyens, pour que le premier prenne conscience de la forte demande sociétale à son égard et de sa légitimité, et pour que les seconds comprennent que les problèmes vécus dans l’agriculture sont plus complexes qu’ils ne le pensent.
Propos recueillis par Séverine Charon, le 12 juillet 2023
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