Je voudrais d’abord revenir sur les rapports de Démocratie & Spiritualité avec la question de la laïcité. Celle-ci n’est pas centrale dans la démarche initiale de D&S. La question principale c’est la spiritualité et par voie de conséquence l’interconvictionnalité, deuxième engagement de la charte « Apprendre à connaître et respecter les autres formes d’expériences et de spiritualité que la sienne et faire de ce dialogue un support de son propre cheminement » qu’il ne faut pas confondre avec la laïcité. Celle-ci n’apparaît d’ailleurs qu’une fois dans la charte, mais comme une des exigences, positive, de la démocratie : « Pour que le spirituel puisse jouer son rôle, il faut qu’il soit lui même profondément ancré dans la démocratie et qu’il en accepte définitivement et sans esprit de retour les règles fondamentales : tolérance, respect de l’autre, laïcité, refus d’imposer par la force ou par l’argument d’autorité » (ce qu’on peut aussi lire comme le refus d’un prosélytisme « abusif »). Elle n’est évoquée également qu’une fois et comme un élément essentiel de la démocratie dans le texte d’orientation adopté au moment du 25éme anniversaire, même si on ressent davantage l’écho des débats de l’époque : « La laïcité ne peut être vivante que si la réflexion et les débats qui la concernent sont eux-mêmes vivants, conjuguant l’action d’organismes publics (Observatoire de la laïcité) et de tous ceux qui estiment qu’en associant liberté de conscience et reconnaissance des faits spirituels et religieux elle fait partie intégrante de notre démocratie ».
Pour autant c’est suite à l’adoption de ce texte que nous avons constitué un groupe de travail sur le sujet après consultation des adhérents de l’époque pour qui il apparaissait comme un des thèmes prioritaires et dont l’ouvrage qui paraîtra en mai est le résultat.
Je voudrais à ce stade donner à mon propos une dimension personnelle : ma sensibilité sur la laïcité est probablement minoritaire au sein de l’association où je pourrai facilement être considéré comme un « laïcard » (ou un « laïciste » pour reprendre une expression utilisée par certains). Cette sensibilité laïque est le résultat s’un double ancrage. Certes mes premiers engagements se sont nourris, comme pour beaucoup de membres de D&S, dans les mouvements chrétiens (action catholique, scoutisme et aumônerie des écoles publiques). Mais ils ont été nourri aussi par un mouvement profondément laïque, les Francs et franches camarades (les Francas) qui animait le centre aéré de Noeux les mines où j’ai fait mes premières armes d’animateur et auquel je dois ma formation à l’animation, ainsi que dans un attachement profond presque viscéral, à l’école publique. C’est ce qui m’avais conduit, en 1984, à signer l’appel des « Cathos de la laïque » lancé par le journal Témoignage chrétien pour soutenir le projet de loi Savary face au déferlement des défenseurs de l’école privée et le soutien affiché de l’Eglise catholique. L’occasion de rappeler que, jusqu’au début des années quatre-vingt, la laïcité est marqué par une bipolarisation entre les laïques et les cathos, ce que certains ont appelé les deux France :
- D’un côté le courant laïque et républicain, avec parfois des dérives antireligieuses voire sectaires, mais porté aussi par des protestants marqués par le traumatisme ancien de la Saint Barthélémy, des juifs reconnaissants à la République de les avoir considérés comme des citoyens à part entière, et par des penseurs comme Jaurès ou Péguy (dont beaucoup ont oublié qu’il était l’auteur de l’expression « les hussards noirs de la République ») qui avaient été marqués par l’affaire Dreyfus et l’antisémitisme catholique.
- De l’autre le courant catholique héritier du régime de chrétienté institué après la conversion de l’empereur Constantin et souhaitant maintenir l’imperium de l’Eglise sur les consciences ; et ce malgré son ralliement à la République par le pape Léon XIII en 1893, la réconciliation dans la boucherie des tranchées après les déchirements liés au refus du Vatican d’accepter la séparation des églises et de l’Etat, puis l’engagement dans la Résistance de ceux « qui croyaient au ciel et de ceux « qui n’y croyaient pas ».
Ce qui conduira les constituants de 1946 à intégrer la laïcité dans le texte fondamental de la République, repris dans l’article 1er de la Constitution de la 5ème République : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Si la bipolarisation reste active jusqu’à son acmé de 1984, « on vivait avec » et à vrai dire, plutôt bien.
Mais la polarisation change, ou plutôt se déplace, peu de temps après, avec en 1989 l’affaire du foulard à Creil : là ce ne sont plus les pratiques catholiques et leur volonté supposée de dominer les consciences qui sont en cause, mais celles des musulmans, et en l’espèce celle de jeunes musulmanes qui arbore à l’école un tissu revendiqué comme conforme à une pratique religieuse, rompant avec un usage qui interdisait ce type de manifestation à l’école publique ; c’est la première étape de cette nouvelle polarisation de la laïcité sur l’islam qui conduira, après quinze ans d’hésitations de la part des autorités publiques à la loi de 2004 -préparée par un commission indépendante présidée par Bernard Stasi, à l’époque médiateur de la République et qu’on ne peut considérer comme un antireligieux notoire- qui tranche définitivement en faveur de l’interdiction [1] du « port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse« . C’est cette question qui a rebondi cet été avec l’affaire dite de l’abaya (et du qamis) la seule question, du point de vue juridique du moins, étant de savoir s’il s’agit bien d’un signe religieux ou non. Pour les mêmes raisons le principe de neutralité des agents publics, donc l’interdiction de port de signes religieux, est étendu aux agents des caisses de sécurité sociale [2].
Une deuxième étape est marquée par les attentats de 2015 qui ont conduit à faire de la laïcité, et plus généralement des « valeurs de la République », un des éléments de la politique de lutte contre la radicalisation engagée dès 2014. C’est dans ce cadre que la Caisse nationale des allocations familiales élabore avec ses partenaires, et en étroite collaboration avec l’Observatoire de la laïcité, une charte de la laïcité : il s’agit à la fois de rappeler les principes de la liberté de religion (liberté de conscience et liberté de culte) mais aussi les exigences qui en résultent pour les religions de façon lutter contre leurs dérives, et plus précisément contre les dérives totalitaires (islamisme) et terroristes (djihadisme) de l’islam. Cette charte a été adoptée par consensus entre toutes les parties prenantes de la branche famille.
Une troisième étape fait suite à l’hystérisation des débats sur la laïcité entre les partisans d’une laïcité dite « de combat », incarnée notamment par le Printemps républicain, et ceux d’une laïcité dite « ouverte », dont est accusé d’être partisan par les premiers l’Observatoire de la laïcité ; mais aussi à son instrumentalisation politique, notamment par une extrême droite ravie de se refaire une virginité républicaine en mettant en cause sous couvert de laïcité les musulmans, et donc, indirectement l’immigration. Instrumentalisation et hystérisation des débats aussi du côté des islamistes et de leurs soutiens à gauche, prompts à dénoncer comme islamophobe le souci de faire respecter les principes de la neutralité de la République et de lutter contre la volonté d’imposer leur conception de la loi islamique.
C’est dans ce contexte qu’après une première partie de son premier quinquennat où Emmanuel Macron a pu sembler favorable à une forme de communautarisme à la française, et après la décapitation de Samuel Paty, il a fini par arbitrer en faveur de la tendance la plus « dure » de son gouvernement, celle de Gérald Darmanin, de Jean-Michel Blanquer et de Marlène Schiappa, ce qui a abouti à la fameuse loi dite de « lutte contre le séparatisme » qui témoigne d’un durcissement de la politique de lutte contre la radicalisation et fait d’une laïcité réinterprétée son principal outil.
Au vu de cette évolution récente, le militant laïque que je suis est envahi d’une grande tristesse :
- la laïcité est régulièrement instrumentalisée au service de combats qui ne sont pas les siens, comme on l’a vu avec l’affaire de l’abaya cet été et, contrairement au principe d’égalité, vise principalement les musulmans ;
- la laïcité est devenu un facteur de division alors qu’elle devrait au contraire rapprocher, et contribuer ainsi à la fraternité ;
- la laïcité repose d’abord sur des interdictions, comme le révèle un récent sondage auprès des jeunes, alors qu’elle devrait d’abord être garante de la liberté (y compris vis à vis des institutions religieuses).
Ce sondage est pour moi la signature de l’échec de la stratégie développée par le Printemps républicain car que vaut une laïcité qui ne parle plus aux jeunes. Mais c’est ce constat aussi qui est à l’origine de l’appel à une laïcité de paix, non seulement pacifiée, mais aussi instrument de paix :
- En déshystérisant les débats sur les questions d’application des principes de la laïcité à des situations concrètes.
- En assurant une gestion non seulement démocratique de ce principe de la République, mais aussi comme bien commun.
- En faisant de la laïcité, non seulement un des instruments de la liberté spirituelle, mais aussi un moyen de démocratiser les religions (conformément aux principes de la charte de D&S)[3].
D’où l’idée de confier l’arbitrage sur les dilemmes de quotidien dans l’application des principes de laïcité (comme par exemple celui du port de l’abaya à l’école) à une autorité indépendante -de façon à éviter au maximum l’instrumentalisation politique- de caractère collégial -assurant une gestion sage de ce bien commun démocratique qu’est la laïcité-, permettant sur chaque situation d’écouter les différents points de vue, et rendant des avis applicables par les autorités responsables (et bien sûr susceptible de recours comme toute décision administrative devant le Conseil d’Etat).
L’occasion de rappeler que la laïcité, comme toutes les matières démocratiques, n’est pas uniquement question de principes mais aussi de gestion des procédures.
Paris, Fondation Jean Jaurès, le 9 décembre, Croulebarbe, le 27 décembre 2023
[] Il faut noter que D&S s’était prononcé à l’époque contre une interdiction législative « Sans méconnaître, ni vouloir minimiser, la symbolique attachée au voile islamique en terme d’oppression de la femme, pas plus que les diverses manipulations développées par des groupes fondamentalistes, Démocratie et spiritualité ne souhaite pas qu’un texte législatif vienne interdire le port du foulard à l’école, par le biais d’une interdiction générale des signes religieux ostentatoires, car ce serait, alors, prendre le risque de renforcer un sentiment de victimisation déjà très présent chez les jeunes d’origine maghrébine. Faire preuve de compréhension, à l’égard des jeunes filles qui arborent ce signe religieux controversé, apparaît être aujourd’hui la moins mauvaise des solutions dans une société qui est, par ailleurs, envahie, dans le domaine de la publicité, par beaucoup de signes marchands qui ne manquent pas, eux aussi, de heurter certaines consciences. »
[2] Avec mon accord, introduction dans le règlement intérieur de la caisse primaire de Seine Saint Denis le 10 février 2004 d’une disposition interdisant « le port de vêtements ou d’accessoires positionnant clairement un agent comme représentant un groupe, une ethnie, une religion, une obédience politique ou quelque croyance que ce soit ». Décision validée par la Cour de cassation le 19 mars 2013 confirmant que les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé.
[3] Voir à ce sujet mon papier dans TC « La laïcité, une chance pour les religions » repris en partie par Abdennour Bidar dans son ouvrage « Génie de la France ».
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