On a beaucoup parlé du suicide des agriculteurs à l’occasion de la crise que traverse l’agriculture. Mais quel est au fond le rapport entre ces deux questions ? En fait, l’une et l’autre trouvent leur origine dans ce qu’en termes psychosociologiques on peut appeler le « mal-être agricole » identifié comme la cause du suicide, et dans ce qu’en termes sociopolitiques on peut appeler le « malaise agricole » identifié comme la cause des tensions qui s’expriment, parfois de façon violente, dans le monde agricole. Même si sur le premier on a tendance à insister sur les facteurs psychologiques et de santé mentale et sur le second sur les facteurs économiques et sociaux, notamment la question du revenu, ces deux phénomènes sont les deux versant d’une même montagne dont les coulées risquent de submerger la population agricole.
Il faut d’abord souligner que les problèmes des exploitants agricoles n’en sont que la partie émergée, car la question du mal-être touche aussi, et probablement davantage, une population salariée qui représente, si on tient compte des emplois temporaires, au moins la moitié de la main d’œuvre agricole ; une population salariée pour laquelle le risque suicidaire est fort probablement supérieur à ce qu’il est pour les agriculteurs eux-mêmes. Il faut souligner aussi que ce risque suicidaire plus élevé en moyenne que pour l’ensemble de la population pour les agriculteurs, reste toutefois inférieur à ce qu’il est pour d’autres professions comme les policiers, les professions de santé ou les vétérinaires ; ce qui évidemment n’en diminue pas l’importance et le caractère révélateur des difficultés rencontrées par le monde agricole.
Le plan de prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture a permis de développer et de mettre en place des dispositifs qui relèvent soit de la détection du mal-être, comme le dispositif « sentinelles » qui permet notamment une prise en charge médicale ou médico-sociale précoce, soit de l’action sur les facteurs économiques et sociaux, comme par exemple les dispositifs destinés aux agriculteurs confrontés à des difficultés économiques, souvent conséquences du surendettement.
Mais le rapport de capitalisation publié à l’issue de cette première année de mise en œuvre du plan a permis aussi de dégager les causes émergentes de ce mal-être agricole, de ce qu’on peut appeler aussi le nouveau malaise agricole. Bien sûr les facteurs historiques sont toujours présents, et notamment la question des revenus agricoles et des dispositifs qui permettent de faire face à ses variations, ou encore les situations de précarité, vécues notamment par certains des salariés de l’agriculture, qui avait conduit la MSA a lancer un plan spécifique au tournant des années quatre-vingt. Certains de ces facteurs se sont d’ailleurs accentués comme par exemple les situations d’isolement vécues par certains travailleurs agricoles et qui se traduisent souvent dans un célibat non choisi, ou encore la question de la transmission de l’exploitation de plus en plus difficile compte tenu de l’importance du capital nécessaire pour assurer la reprise.
Surtout les évolutions de l’agriculture soumettent les agriculteurs à des facteurs de risques qui se sont considérablement accrus au cours des dernières années :
- d’abord le contexte d’incertitude, économique bien sûr comme l’a montré l’impact de la guerre en Ukraine, mais aussi climatique avec la multiplication des accidents météorologiques (sécheresse, intempéries), et sanitaire (avec la multiplication des crises sanitaires, comme la grippe aviaire par exemple.
- ensuite la charge mentale liée à la complexité des métiers agricoles qui mobilisent de nombreuses compétences techniques, mais aussi administratives (d’où la remise en cause des normes), sociales
- et enfin les injonctions paradoxales, les travailleurs de l’agriculture étant soumis à une double exigence de production d’un côté, au nom de la souveraineté alimentaire, et de contribution à la solution de la crise climatique et de la biodiversité, au nom de la préservation de l’environnement planétaire.
Au niveau des personnes ces trois éléments augmentent considérablement les situations de mal-être. Au niveau de l’ensemble de la société il expliquent en grande partie le nouveau malaise agricole.
Paris, Croulebarbe, 26 février 2024
[1] Daniel Lenoir Prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture – IGAS – Inspection générale des affaires sociales, juin 2023
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