Quand nous aurons joué nos derniers personnages,
Quand nous aurons posé la cape et le manteau,
Quand nous aurons jeté le masque et le couteau,
Veuillez vous rappeler nos longs pèlerinages.
J’aime Péguy, comme j’aime Finkielkraut qui, contre BHL, l’a réhabilité en Mécontemporain. J’aime Péguy (Charles) comme j’aime Pascal (Blaise), ou Weil (Simone). J’aime penser avec eux, mais aussi très souvent contre eux. Ce sont les mêmes raisons qui font d’eux des croyants qui font de moi un agnostique. J’aime leur christianisme radical, cette « éthique du sermon sur la montagne » dont Max Weber a fait le modèle de l' »éthique de conviction », et qui constitue pour moi une force de rappel dans le discernement toujours difficile que nécessite cette « éthique de responsabilité » que j’ai essayé de pratiquer au cours de ma vie professionnelle.
C’est pour méditer sa pensée, comme aussi sa poésie, que je suis parti de Palaiseau le samedi 25 mai pour rejoindre Chartres en quatre étapes, par le chemin tracé par les Amis de Péguy en mémoire de celui que le fondateur des Cahiers de la quinzaine emprunta par deux fois, en 1912 et en 1913. Une association créée en 1942 pour lutter contre la récupération de sa pensée par le régime de Vichy, alors que l’un des premiers tracts de résistance, diffusé le 17 juin 1940 par Edmond Michelet, était constitué de citations de L’argent : « celui qui ne se rend pas a raison contre celui qui se rend« . Un pèlerinage solitaire, bien différent de celui organisé chaque année à la Pentecôte depuis 1983 par Notre Dame de chrétienté ; un terme -la chrétienté- auquel Péguy donnait une autre signification que celui du régime théologico-politique mis en place à partir du règne l’empereur Constantin et que veulent rétablir ces héritiers de Maurras.
C’est vrai bien sûr que j’ai parfois du mal avec les airs de paysan de la Loire que se donne celui qui continuait à revendiquer la qualité de philosophe, avec sa « foi du charbonnier » et sa tendance à la mariolatrie. Mais le rythme pédestre des alexandrins de la Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres sont aussi l’expression de ce chemin qui est pour lui plus important que la destination, « c’est le chemin qui importe et quel chemin on fait », et les longues litanies du Porche de la deuxième vertu aboutissent à ce magnifique hymne à la nuit, la nuit première fille de la création qui apaise Dieu lui-même et lui permet d’enterrer son fils. « C’est alors, ô Nuit, que tu vins. »
J’ai aussi du mal avec son nationalisme ombrageux et son militarisme militant qui avait conduit le lieutenant Péguy à appeler à fusiller Jaurès dès la déclaration de guerre ; mais aussi à mourir un 5 septembre 1914 au tout début de la bataille de la Marne ; un nationalisme qui ne l’a pas conduit pour autant à rejoindre ces maurassiens qui voulurent quand même le récupérer au début des années quarante : « Rien n’est contraire aux mystiques françaises comme les politiques de l’action française » ; et j’aime aussi l’idée qu’il se fait de la France, comme une entité spirituelle aux héritages multiples que pour ma part j’aime à transposer à l’Europe.
Je ne prise guère non plus son antimodernisme qu’on pourrait parfois comprendre comme réactionnaire. Mais je vois aussi dans sa critique de la modernité une critique élargie, une critique spirituelle, et pas seulement économique et sociale et qui renoue avec l’inspiration évangélique, du capitalisme : « Le monde et le régime moderne est le règne de l’argent ». On peut même voir dans la dénonciation du primat de la valeur d’échange sur les autres valeurs une critique par anticipation de l’extension infinie du domaine du marché chère aux néolibéraux : « C’est cette universelle négociation qui fait cet universel avilissement«
J’aime sa mystique républicaine. J’aime son engagement « pour l’établissement de la République socialiste universelle », son socialisme républicain héritier de Pierre Leroux et de Joseph Proudhon, son socialisme moral, sa mystique socialiste. Et j’aime son avertissement « Tout commence en mystique et finit en politique » ; en revanche, en opposant comme certains mystique et politique, comme on oppose aussi « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité », on oublie la suite, toute pascalienne, du propos péguiste « L’intérêt, la question, l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance. »
J’aime son anticléricalisme viscéral, qu’il applique tant aux curés qu’aux grands prêtres de la raison ou du socialisme. J’aime son populisme, son amour pour le peuple, « profondément et véritablement peuple, aussi profondément, aussi véritablement roi ». J’aime aussi sa spiritualité incarnée, ce qu’il appelle l' »âme charnelle », celle qui reproche aux kantiens d’avoir les mains propres parce qu’ils n’ont pas de mains.
J’aime son amitié pour le juif Bernard Lazare, « un Prophète de la race des Prophètes dans la race du peuple d’Israël », et sa lutte prophétique contre l’antisémitisme lui qui fut l’un des premiers dreyfusard ; et à travers lui son amitié profonde pour les juifs, exprimée là aussi en des termes prémonitoires : « Je connais bien ce peuple. Il n’y a point sur la peau un point qui ne soit pas douloureux, où il n’y ait pas un ancien bleu, une ancienne contusion, une douleur sourde, la mémoire d’une douleur sourde, une cicatrice, une blessure, une meurtrissure d’Orient ou d’Occident. ». Une force de rappel là encore qui doit nous permettre d’éviter que les condamnations nécessaires aujourd’hui d’un sionisme meurtrier ne servent de prétexte à redévelopper ce cancer de nos sociétés qu’est l’antisémitisme.
Et j’aime par dessus tout sa quête de la vérité, « la vérité bête », « la vérité ennuyeuse », « la vérité triste ». « Qui ne gueule pas la vérité, quand il sait la vérité, se fait le complice des menteurs et des faussaires !« . Mais sans pour autant la transformer en théorie, en dogme ou pire, en catéchisme : « Une grande philosophie n’est pas celle qui installe une vérité définitive, c’est celle qui introduit une inquiétude. »
Sur le chemin de Péguy, 25-28 mai 2024, terminé le 30 mai
Laisser un commentaire