Démocratie & Spiritualité, Sur le fil

L’espérance d’un chrétien agnostique

Ce papier est la transcription de mon intervention aux Printanières de Compostelle Cordoue, lors de la table ronde consacrée à « l’espérance sans Dieu » animée par Jean-René Brunetière où j’intervenais en tant qu’agnostique et à laquelle participaient également Jean Carassus, comme ancien marxiste aujourd’hui stoïcien, et Vincent Pilley comme bouddhiste. Il s’agit d’un témoignage personnel qui n’engage évidemment pas Démocratie & Spiritualité, mais qui s’est nourri de mon enagement au sein de cette association. Je le dédie à mon ami Philippe Warnier, disparu le jour de Pâques 1999 et dont le titre du livre « La foi d’un chrétien révolutionnaire », dont la lecture fut importante pour moi il y a de cela cinquante ans, résonne avec celui de ce papier, même s’il y a toute la différence entre le chrétien « qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas ».

A Philippe Warnier, compagnon de routes.

« Il y a des spiritualités sans Dieu et sans sacré, donc des spiritualités non religieuses » affirme André Comte-Sponville dans son dernier ouvrage « L’opportunité de vivre » dont le titre pourrait être en lui-même une réponse à la question posée aujourd’hui. Pour ce qui me concerne je me définit sur le plan spirituel comme « agnostique » et non pas athée comme Comte Sponville. Pour reprendre sa définition, « l’agnostique et l’athée ont en effet en commun – c’est pourquoi on les confond souvent – de ne pas croire en Dieu. Mais l’athée va plus loin : il croit que Dieu n’existe pas. L’agnostique, lui, ne croit en rien : ni que Dieu existe, ni qu’il n’existe pas. […] Personne ne sait, au sens vrai et fort du mot, si Dieu existe ou non. Mais le croyant affirme cette existence (c’est ce qu’on appelle une profession de foi) ; l’athée la nie ; l’agnostique ni ne l’affirme, ni ne la nie : il refuse de trancher ou s’en reconnaît incapable. […] La différence entre l’agnostique et l’athée, ce n’est donc pas la présence ou non d’un prétendu savoir. Heureusement pour les athées ! Si vous rencontrez quelqu’un qui vous dit : « Je sais que Dieu n’existe pas », ce n’est pas d’abord un athée, c’est un imbécile. Et même chose, de mon point de vue, si vous rencontrez quelqu’un qui vous dit : « Je sais que Dieu existe ». C’est un imbécile qui prend sa foi pour un savoir.« 

Comment je suis devenu agnostique ou plus exactement comment j’ai compris, comme dans une révélation,  qu’en réalité j’étais agnostique et ce probablement depuis la sortie de ma crise de foi adolescente. Cette révélation m’est venue à la lecture du livre « Le Royaume »  d’Emmanuel Carrère,  un récit mêlant  histoire religieuse, enquête littéraire et autobiographie, où l’auteur raconte sa propre foi passagère dans les années 1990 tout en explorant les débuts du christianisme du Ier siècle à travers les figures de Paul de Tarse et de Luc l’évangéliste, son disciple. Comme l’auteur « à un moment de ma vie, j’ai été chrétien », mais pour moi cela n’a pas « duré trois ans » mais prés de soixante. « Bon sang, mais c’est bien sûr », j’ai compris en le lisant que ma foi n’était qu’une forme d’autosuggestion, comme celle de la méthode Coué, même si je voulais « penser, de toutes mes forces, que l’illusion, ce n’est pas la foi, comme le croit Freud, mais ce qui fait douter d’elle, comme le savent les mystiques » que je voulais « penser cela (…) le croire, mais (que j’avais) peur de cesser de le croire » que je me demandais « si vouloir tellement le croire, ce n’est pas la preuve que, déjà, on n’y croit plus. » C’est ainsi que « je suis devenu celui que j’avais peur de devenir. Un sceptique. Un agnostique – même pas assez croyant pour être athée. Un homme qui pense que le contraire de la vérité n’est pas le mensonge mais la certitude. »

Profondément agnostique, je suis néanmoins resté profondément chrétien. Et ce n’est probablement pas un hasard si j’ai compris que j’étais agnostique en lisant un ouvrage qui retrace, avec le talent incomparable qu’on connaît à l’auteur pour faire résonner dans des romans des histoires vraies et les mouvements de l’âme qu’elles lui inspirent, l’histoire de la fondation de l’Eglise chrétienne. Je reste profondément chrétien car là  sont mes racines, non seulement dans les Evangiles, mais aussi dans cette partie de la Bible que je n’aime plus appeler par ce vocable un peu méprisant d’Ancien testament, en particulier dans ces deux livres magnifiques que sont le Cantique des cantiques et Qohèleth (l’Ecclésiaste pour les chrétien) qui a accompagné les moments dramatiques de ma vie. « Il y a un temps pour tout sous le soleil, un temps pour jeter des pierre et un temps pour les ramasser », un message finalement proche de celui des stoïciens. « Eli, eli lama sabachtani » (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné »), dans le doute que Jésus exprime au moment de sa mort en reprenant un verset du psaume 21 je trouve aussi une trace de cet agnosticisme de la foi que Mounier évoquait dans L’affrontement chrétien.

Chrétien aussi car je trouve dans l’Evangile et dans la Bible une figure de l’éthique de conviction, cette « éthique du sermon sur la montagne« , pour reprendre l’expression de Max Weber. Celle du bon Samaritain, celle du « tu aimeras ton prochain comme toi-même », contre l’interprétation à contresens qu’en ont donné successivement Jean-Marie Le Pen et J.D. Vance, affirmant que Jésus nous demande d’aimer notre prochain et non notre lointain « Il y a une hiérarchie naturelle des sentiments qui nous fait aimer plutôt notre prochain que notre lointain » (Jean-Marie Le Pen, 1987). Alors que dans sa parabole Jésus inverse totalement les termes de ce qu’il considère comme le deuxième commandement, en faisant du lointain (le samaritain) le prochain du juif dont les prochains (le prêtre, le lévite) se sont détournés. L’éthique aussi de la parabole du bon grain et de l’ivraie, une éthique anti dualiste qui rejoint le mythe du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal de la Genèse, qui rappelle les risques de vouloir séparer radicalement le bien et le mal, car l’un et l’autre sont entremêlés et que l’on risque, en enlevant l’un, d’arracher l’autre en même temps et qui nous invite face aux dilemmes éthiques auxquels nous sommes confrontés à un exercice de discernement.

Si ces sources nourrissent ma spiritualité, ou ma mystique comme aurait dit Péguy, c’est une spiritualité sans Dieu, une spiritualité agnostique. Pour moi la spiritualité est une des trois dimensions de l’humanité, avec la dimension biologique, celle des corps, par laquelle nous participons à la biosphère, celle de la pensée, de la raison, du cogito de Descartes, par laquelle nous participons à la noosphère. Cette troisième dimension, spirituelle, de l’humanité, cette pneumosphère, est difficile à atteindre par la pensée mais nous la percevons dans la poésie, la musique, l’art, la beauté, l’émotion esthétique : comme le dit Edgar Morin « La vie n’a pas de sens, mais la poésie donne sens à nos vies« . Ou dans la méditation, dans la marche, pour ce qui me concerne. C’est une spiritualité existentielle, existentialiste : comme le dit Jean-Paul Sartre « L’existence précède l’essence« , et par là-même, le spirituel. Une  définition apophatique de la spiritualité que, comme dans la théologie négative pour Dieu, on ne peut atteindre que par ce qu’elle n’est pas que par une définition positive de ce qu’elle serait. Et qui, comme pour Laplace pour la science, n’a pas besoin de l’hypothèse d’un Dieu pour se développer.

Et l’espérance dans tout cela ? Pour les mêmes raisons j’ai du mal à en donner une définition positive. Et d’en parler autrement que dans le langage de la poésie, comme Péguy dans ce magnifique « Porche du mystère de la deuxième vertu » qui accompagne mon pèlerinage, chaque fois que je me remets dans ses pas vers Chartres : « La foi que j’aime le mieux (…) c’est l’espérance« .

De ce point de vue le titre du premier ouvrage édité par Démocratie & Spiritualité aux éditions de l’Atelier « Des raisons d’espérer » sonne comme un oxymore. Car rien n’est plus étranger à l’espérance que la raison qui, par les temps qui courent, nous conduisent plutôt à la désespérance. Mais pour reprendre la célèbre expression de Gramsci, emprunté selon lui à Romain Rolland « Je suis pessimiste par la raison, mais optimiste par la volonté« . Pour moi l’espérance c’est le moteur de cette volonté, quelque chose qui relève de l’élan vital.

L’espérance c’est ce qui permet de dépasser la désespérance. Comme le perçoit Mounier parlant de « l’espoir des désespérés » à propos de Sartre et Camus, mais aussi de Malraux et Bernanos.

« Il n’est point besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer » ai-je souvent dit en Comex face aux difficultés des temps reprenant cette maxime attribuée à Guillaume d’Orange, surnommé le Taciturne. L’espérance c’est ce qui permet de dépasser l’espérance elle-même. C’est celle du Sisyphe de Camus au pied de sa montagne. « Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers (…) La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.« 

La Clarté Dieu, le 12 avril. Croulebarbe le 24 avril 2025

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