En mai 2007, sous le titre « Assurance-maladie : un dilemme difficile », j’ai publié dans la revue Etudes un article que je trouve utile de reproduire ici, car, hélas, plus de dix ans après, les choses n’ont guère changé.
Comment assurer l’équilibre entre ressources et dépenses, tout en conservant un système solidaire et équitable d’accès aux soins ? Ni l’opinion publique, très ambivalente sur le sujet de la santé et de son financement, ni les politiques ne paraissent vouloir trancher ce difficile dilemme.
Assurance-maladie
Un dilemme difficile
La santé et son financement auront-ils été, une fois encore, les grands absents des débats électoraux en France, alors même que nos concitoyens manifestent le désir de voir aborder ce sujet par les candidats [1] aux plus hautes responsabilités nationales ? Les politiques français seraient-ils plus frileux que les Américains, les Anglais ou encore les Allemands pour proposer des solutions à la mesure des enjeux ? Ou bien la prudence des idées avancées par les différents courants politiques ne serait-elle que le reflet d’un consensus implicite de la société française pour éviter de trancher un dilemme difficile : assurer l’équilibre entre les ressources et les dépenses, tout en conservant un système solidaire et équitable d’accès aux soins ?
Il faut dire que l’ambivalence des positions de l’opinion publique française ne facilite pas la tâche des responsables politiques. De sondage en sondage [2], depuis les travaux préparatoires à la réforme de l’assurance-maladie d’août 2004 [3], on peut repérer quelques paradoxes dans l’expression de nos concitoyens. Ainsi, ils souhaitent très majoritairement le maintien d’un niveau de prise en charge élevé et solidaire, mais sans accepter, pour autant, d’augmenter les ressources qui y sont affectées. Et s’ils imputent facilement les déficits à une mauvaise utilisation des ressources – en l’occurrence excès, abus et fraudes de toutes sortes –, ceux-ci sont, évidemment, toujours le fait des autres [4]. Les dépenses d’assurance-maladie sont en l’espèce le résultat de milliers de décisions quotidiennes qui mettent en jeu divers acteurs : les patients qui, dans l’immense majorité des cas, ne choisissent pas d’être malades ; les professionnels de santé qui, d’une façon ou d’une autre, déterminent la dépense ; les payeurs, lesquels n’ont d’autre choix que de rembourser ce qui a été décidé en dehors d’eux.
De fait, l’assurance-maladie, dont chacun est bénéficiaire mais dont personne n’assume directement la responsabilité du coût, peut sembler relever d’un risque moral [5] généralisé : le patient voit ses frais pris en charge par les caisses d’assurance-maladie et le ticket modérateur [6] par sa mutuelle ou son assurance complémentaire (s’il en a une) ; les professionnels de santé – qui n’ont très souvent qu’une idée approximative du coût des traitements et dont ce n’est d’ailleurs pas la préoccupation première – bénéficient de la solvabilisation de leur clientèle ; quant aux fournisseurs, à l’exemple de l’industrie pharmaceutique, ils se satisfont d’une prise en charge socialisée qui garantit la croissance de leurs marchés et leur assure une rentabilité souvent enviable [7]. On le voit, à la différence des autres branches de la protection sociale (retraite, allocations familiales), où le montant des prestations est fixé et où l’on peut prévoir avec une relative précision le nombre de bénéficiaires, la dépense de santé et sa prise en charge sont difficiles à prévoir, a fortiori à maîtriser. Face à cette difficulté, les politiques publiques ont visé, avec plus ou moins de bonheur, la responsabilisation des acteurs comme un moyen de réguler la dépense. Ce fut d’ailleurs l’un des objectifs de la réforme de 2004, avec la création ou l’augmentation de divers forfaits (1 €, forfait journalier hospitalier, majoration du ticket modérateur hors parcours de soins). Une responsabilisation qui visait essentiellement, cette fois, l’assuré social-patient. Les projets de franchise [8] vont plus loin encore, en faisant assumer totalement par le patient, ou par son assurance complémentaire, les premiers euros dépensés. En d’autres termes, il s’agit de transférer cette part de la dépense aux mécanismes du marché. On constate, au passage, que personne n’imagine faire relever de la seule logique de marché la question de l’équilibre entre recettes et dépenses, sinon à enregistrer les effets désastreux qu’aurait, tant sur le plan sanitaire que social, l’impossibilité pour la plupart d’entre nous de couvrir le coût des risques liés à la maladie, qui peuvent être totalement insurmontables pour la plupart des personnes.
Mais l’idée de responsabilisation des seuls patients a ses limites et, de plan en plan de retour à l’équilibre [9], la société française devra se décider à résoudre cette équation à deux inconnues : financer le système de santé sans demander un effort contributif trop lourd, tout en garantissant l’accès de tous aux soins, dans le respect des principes de solidarité qui président à notre système.
Une équation financière non résolue
La première question – celle qui, une fois passées les élections, déclenche les réformes – concerne le financement de la couverture des dépenses. La réforme de 2004 s’était fixé comme objectif, après les déficits croissants des trois années précédentes, le retour à l’équilibre pour 2007. Mais déjà, fin 2005, la loi de financement de la Sécurité sociale reportait cet objectif improbable à l’horizon 2009. On sait donc, d’ores et déjà, que le montant des déficits cumulés – et destinés à être repris pour amortissement par la CADES [10] – dépassera les cinquante milliards qui avaient été prévus en 2004 ! Il faudra donc reporter à nouveau sur les générations futures des dépenses qui ne sont que de consommation courante. Quant à l’intégration de ces charges dans le grand Tout de la dette de l’Etat, comme certains le proposent, elle ne ferait que masquer un peu plus un report profondément irresponsable du déficit [11].
Un mécanisme aux motivations initialement vertueuses risque, au demeurant, de précipiter les décisions du gouvernement issu des urnes. Un « comité d’alerte » doit en effet vérifier, avant le 1er juin, que l’objectif des dépenses fixé pour l’assurance-maladie ne sera pas dépassé de plus de 0,75 points (soit environ 1 milliard d’euros). A défaut, l’assurance-maladie [12] et le Gouvernement sont tenus de prendre des mesures d’urgence susceptibles de rétablir le respect de l’objectif dans l’année. Or, on voit mal comment l’objectif des dépenses 2007, dont le taux de croissance a été fixé à 2,6 %, pourrait être tenu, alors que sera enregistré l’impact des mesures prises en 2006 et qu’apparaissent déjà les premiers signes de reprise des dépenses – sauf à agir sur les dépenses de l’assurance-maladie, en faisant varier le ticket modérateur à la hausse (et donc les taux de remboursement à la baisse) ou en instituant des forfaits divers. Des mesures qui permettent, à défaut de maîtriser la dépense de santé, de diminuer immédiatement la part prise en charge par la Sécurité sociale [13] (et d’augmenter, à due proportion, celle des ménages ou des mutuelles et autres complémentaires…).
En réalité, la dernière réforme n’a pas fondamentalement modifié la dynamique de la dépense. Une étude, effectuée par la Caisse nationale d’assurance-maladie un peu avant août 2004, montrait, sur longue période, un écart tendanciel de 3 milliards d’euros par an entre le rythme de croissance des dépenses et celui des recettes [14]
(à périmètre de prélèvements constants et en neutralisant les variations conjoncturelles considérables de recettes assises sur les revenus et en grande partie les salaires), soit l’équivalent d’un point de CSG supplémentaire tous les trois ans. Or, si l’on constate, depuis, un réel ralentissement des dépenses, ce dernier est principalement imputable aux effets des plans d’économie engagés par l’assurance-maladie à partir de 2002 [15] et 2003, et notamment à l’effet d’un meilleur contrôle des arrêts de travail [16]. Nécessaires pour limiter le mauvais usage [17], les abus et les dérives qui menacent tout système d’assurance, fût-il solidaire, ces actions d’information et de contrôle ne permettent de supprimer que la partie la plus visible (et la plus facile à éliminer) de la mauvaise utilisation des ressources [18]. Mais il y a fort à parier que la tendance de fond est restée ce qu’elle était avant la réforme, c’est-à-dire supérieure de près de deux points environ au rythme de croissance de l’économie française.
En fait, la réforme de 2004, comme toutes celles qui l’ont précédée, repose sur le postulat implicite qu’il est possible de ramener l’évolution de la dépense de santé au rythme de croissance du PIB (ce qui permettrait d’éviter d’augmenter les prélèvements qui lui sont affectés). Or, tout porte à penser qu’un tel objectif n’est ni possible, ni souhaitable. Ni possible, car de nombreux facteurs poussent à une croissance de la dépense de santé supérieure à celle du PIB : le vieillissement et ses conséquences épidémiologiques (notamment la place croissante des maladies chroniques), le progrès médical, une conception de la santé perçue comme un bien supérieur ; ni souhaitable, car la dépense de santé est une dépense riche en croissance, et donc potentiellement riche en emplois, tant du côté de la consommation que de l’investissement. Bien sûr, cela n’exclut pas de poursuivre – et même de renforcer – la chasse aux gaspillages. Outre limiter les abus (la sur-prescription médicamenteuse, par exemple, qui est un vrai « mal français »), il conviendrait aussi de remettre en cause les nombreuses rentes de situation favorisées par le système (certains actes surcotés ou les produits dont l’utilité médicale n’est pas prouvée, par exemple). C’est d’ailleurs, pour un service public comme celui de l’assurance-maladie, une mission de base particulièrement utile, tant du point de vue économique et social que sanitaire, que d’exercer cette fonction de « contrôle de gestion » du système de santé et d’éviter ainsi gaspillage et mauvais usage. Pour autant, il est peu probable que cet effort, considérable et de longue haleine, ramène la dépense globale au rythme de croissance du PIB. Sauf à accepter une croissance significative des prélèvements obligatoires sur le seul segment de la santé – alors que, dans le même temps, il faudra aussi augmenter la part consacrée aux retraites et à la dépendance –, un tel constat conduira nécessairement à un arbitrage, qui ne saurait être implicite, entre ce qui relève de la prise en charge dans le cadre de la Sécurité sociale et ce qui doit l’être autrement.
Accès à des soins de qualité : vers de nouvelles inégalités ?
Une autre question – essentielle au maintien d’un dispositif solidaire, facteur de cohésion sociale et auquel nos concitoyens sont attachés – concerne l’équité dans l’accès aux soins. Pendant longtemps, l’environnement, notamment professionnel, et, plus généralement, l’appartenance socioprofessionnelle ont constitué la principale source d’inégalités de santé. Il est vrai que la part des soins proprement dits pesait peu sur l’amélioration de l’état sanitaire, notamment sur l’espérance de vie [19]. L’amélioration des connaissances et des techniques médicales ainsi que l’allongement de la durée de la vie font que la part des soins eux-mêmes sera de plus en plus importante. Les possibilités, heureusement croissantes, de traiter les cancers ou d’éviter la récidive des accidents cardio-vasculaires, les traitements au long cours de certaines maladies chroniques comme le diabète ou l’hypertension artérielle, représentent des illustrations de ces évolutions. Et la qualité des soins devient dans tous ces domaines un élément primordial.
Or, de multiples signaux laissent à penser que les inégalités d’accès aux soins (qui s’étaient réduites notamment avec l’institution de la CMU complémentaire et l’aide à la complémentaire) s’accroissent de nouveau. Elles prennent désormais des formes plus subtiles : aux traditionnels obstacles d’origine sociologique se sont ajoutées les difficultés administratives, particulièrement pour les plus précaires [20], et les refus de soins opposés par les professionnels de santé aux bénéficiaires de l’Aide médicale d’Etat ou de la Couverture maladie universelle (CMU) [21]. Il faut dire que, pour les bénéficiaires de l’une ou l’autre de ces prestations, les médecins doivent appliquer les tarifs conventionnels et ne peuvent, en conséquence, facturer de dépassements. Par ailleurs, les inégalités liées au revenu, même si elles restent heureusement faibles, ont augmenté. Or, comme le montrent des enquêtes d’organisations humanitaires, les obstacles financiers constituent le premier frein à l’accès aux soins pour les plus démunis [22], frein qui pourrait être accentué par l’institution de forfaits divers. Sauf à prévoir des exonérations, ce serait d’ailleurs l’un des premiers effets d’une franchise que d’accroître ces effets d’exclusion pour les plus pauvres. Sur longue période, le principal facteur financier d’inégalité d’accès réside dans la multiplication des dépassements d’honoraires en secteur libéral, mais aussi, au travers du secteur privé, à l’hôpital public. Avec la création du secteur 2 en 1979, les médecins ont la possibilité de facturer au-dessus du tarif conventionnel. Au cours des dernières années, la part du secteur 2, comme la part des dépassements dans les honoraires des médecins, n’a cessé de croître, principalement chez les spécialistes [23], et a alimenté une revendication générale de liberté tarifaire, au risque de remettre en cause l’ensemble du système de prise en charge des frais médicaux – et ce, malgré les importantes revalorisations dont ont bénéficié les actes médicaux au cours des dernières années. Ces dépassements ont créé de réelles difficultés d’accès aux soins, notamment aux spécialistes et aux chirurgiens dentistes. Cette situation a contraint les complémentaires-santé à accroître les prises en charge, alimentant, souvent à leur corps défendant, un cercle vicieux qui, d’un côté favorise les dépassements en assurant leur solvabilisation, de l’autre contribue au renchérissement du coût des complémentaires, ce coût lui-même conduisant certains à ne plus s’assurer ! Enfin, les inégalités d’accès aux soins sont en passe de se loger dans des aspects plus insidieux encore en organisant l’inégalité dans l’accès à des soins de qualité. On sait que la qualité des soins est très hétérogène. L’accès à des soins de qualité est en passe de devenir un réel enjeu en termes d’équité [24]. Certes, l’inégalité d’accès à des soins de qualité n’est pas nouvelle, mais elle transitait jusqu’à présent par des réseaux de relations personnelles plus ou moins fiables et, en tout état de cause, d’incidence limitée. Il sera de plus en plus possible d’objectiver cette qualité par des indicateurs de résultats ou par la vérification du respect des normes de bonnes pratiques édictées par les autorités sanitaires [25]. Mais, dans le même temps, l’accès à cette information va constituer un vrai facteur d’inéquité : ainsi, pour des pathologies comme le cancer ou certaines opérations chirurgicales, le choix d’une moins bonne filière de soins représente une réelle perte de chance. Une quasi-institutionnalisation de l’inégalité d’accès aux soins a d’ores et déjà failli trouver une expression particulièrement violente avec le contrat dit « Excellence », envisagé un temps par les AGF et qui proposait de garantir, pour la somme de 12 000 € annuels, l’accès aux meilleurs spécialistes et chirurgiens…
Une organisation des soins à améliorer
Financement et équité d’accès aux soins : ces deux sujets non réglés illustrent l’inorganisation profonde du système de soins français, que révèlent une faible efficacité globale (dont témoigne le coût élevé de la santé en France au regard de ses résultats, notamment en termes de santé publique), les fortes déséconomies externes (comme l’illustrent les effets iatrogéniques de la surconsommation de médicaments [26]) et, malgré un accès extrêmement libéral (qui avait notamment conduit l’OMS, en 2000, à classer en tête le système français au niveau international), une inéquité profonde et probablement croissante dans les conditions d’accès aux soins. Constitutives de l’organisation du système de soins, deux questions ne pourront continuer à être ignorées : le statut et surtout le mode de rémunération des professionnels de santé, d’une part ; le périmètre de soins remboursables, d’autre part. La rémunération et le statut des professionnels de santé n’ont pas pris en compte les évolutions de la médecine. L’exercice de celle-ci est, pour le professionnel, de moins en moins réductible à une activité individuelle et, pour le patient, à une succession d’actes indépendants les uns des autres. Il ne saurait aujourd’hui se réduire au seul colloque singulier entre le médecin et le malade, cher aux zélateurs traditionnels de la médecine libérale. Le recours à l’hôpital, le suivi des traitements, le caractère chronique de nombre d’affections requièrent la multiplicité des intervenants, et donc une réelle coordination et continuité des soins, comme, plus généralement, une réelle organisation du système sanitaire – et non la juxtaposition d’intervenants. Or, la coupure entre médecine ambulatoire et hospitalière, l’individualisme des professions libérales, le paiement à l’acte, l’absence d’outil de travail commun entre les professionnels de santé, concourent à l’actuelle inorganisation des soins. La réforme, nécessaire, de la tarification hospitalière sur la base de l’activité (TAA) n’a pas intégré cette exigence de coordination. Les mesures positives qui, dans la réforme de 2004, tendaient à améliorer cette organisation ont été, soit en partie détournées de leur objet, soit reportées à plus tard. Ainsi en est-il du médecin traitant et du parcours de soins ramenés, pour l’essentiel, à de simples dispositifs tarifaires. Plébiscité par les Français dans les sondages [27], il est urgent de donner au médecin traitant et au parcours de soins qui lui est associé un réel contenu médical. C’est aussi le cas du dossier médical personnel, malheureusement présenté comme un moyen de faire des économies, quand il s’agit d’abord de faire de la meilleure médecine. Il est urgent, là encore, de mettre en œuvre ce dispositif, également plébiscité dans les sondages, sauf à lui promettre une destinée similaire à celle du carnet de santé de la réforme Juppé.
Plus que le statut libéral des professionnels, c’est le quasi-monopole, en médecine de ville, du paiement à l’acte [28]qui est en cause, et qui a d’ailleurs tendance à s’étendre à l’hôpital, avec le développement de l’hospitalisation privée et celui du secteur privé à l’hôpital public. Il ne crée ni responsabilité ni obligation sur le suivi, dans la durée, des patients. Suscitant une tendance à la multiplication des actes, il est par nature inflationniste, comme risque de l’être la tarification à l’activité à l’hôpital public. De surcroît, toute revalorisation de la rémunération a des conséquences financières lourdes pour les payeurs, et s’entoure d’une dramatisation des négociations tarifaires incompréhensible pour le public : en effet, comment expliquer l’hésitation face à une augmentation de la consultation de 1 ou 2 euros, montants faibles en apparence, mais qui correspondent à une augmentation considérable de la rémunération du médecin et à une forte charge pour l’assurance-maladie, comme d’ailleurs pour les assureurs complémentaires. De surcroît, comme en témoigne les comparaisons internationales, le paiement à l’acte ne garantit pas pour autant une rémunération correcte des professionnels : il ne rémunère pas les fonctions permanentes qui font partie intégrante de la fonction médicale (suivi du dossier du patient, formation, voire secrétariat, condition d’une bonne organisation de l’activité médicale) ; ce faisant, il ne favorise pas un mode d’exercice collectif, qui serait pourtant la solution à nombre de difficultés que rencontrent aujourd’hui les professions médicales : remplacements, échange entre professionnels et formation continue, mutualisation de fonctions communes ; enfin, il entretient la fiction d’un acte isolé des autres et n’incite pas réellement à la coordination.
Une meilleure définition du périmètre de soins remboursables est également nécessaire, non seulement pour garantir la qualité des soins, mais aussi pour préciser la place respective de la Sécurité sociale, des complémentaires et de ce qui relève des choix individuels dans la prise en charge. Paradoxalement, la combinaison entre l’accroissement des connaissances médicales et une attention croissante de nos concitoyens à leur santé conduit à une extension quasi illimitée de la notion de soins. Prenons l’exemple du risque de cholestérol et de sa prévention. Est-il acceptable de prescrire des statines [29] remboursées par l’assurance-maladie, non seulement en cas de risque cardio-vasculaire avéré, comme le prévoient les indications de l’autorisation de mise sur le marché, mais aussi à titre préventif – avec un coût pour la collectivité hors de proportion par rapport au bénéfice supposé (quand un régime alimentaire et un peu d’exercice suffirait dans la plupart des cas) ? Doit-on, pour autant, à l’image de certains assureurs complémentaires, proposer le remboursement de certains yaourts ou de certaines margarines, « alicaments » supposés protéger du cholestérol [30] ? De même, sur quoi fonder la différence, sur le plan médical, entre les cures thermales, remboursées par la Sécurité sociale, et les séjours de thalassothérapie, non remboursés ? Comment justifier la prise en charge par la solidarité nationale des unes (et non des autres) dans un contexte où les ressources de la solidarité ne sont pas extensibles à l’infini ?
Le dispositif actuel de prise en charge résulte de la sédimentation de décisions prises en fonction des connaissances ou des occasions du moment, sans référence à une logique médicale et sociale homogène. Son maintien relève de la politique de l’autruche. La création, en 2004, d’une Haute Autorité de Santé (HAS) susceptible d’objectiver les choix de remboursement constitue, de ce point de vue, un progrès majeur. Cette institution a déjà permis une réévaluation des médicaments, dont le « service médical rendu [31]» était considéré comme particulièrement faible [32], et d’en tirer, au moins en partie, les conséquences en termes de prise en charge. Mais, sauf à prôner, à l’instar de Saint-Simon, un gouvernement des savants, le point de vue des experts ne suffit pas à définir une prise en charge qui garantisse la solidarité et l’équité dans l’accès aux soins. La décision de rembourser ne saurait se réduire à des arbitrages uniquement médicaux, voire médico-économiques ; elle relève toujours, peu ou prou, d’un choix de société. D’où la nécessité de définir un espace de délibération adapté. Un bel enjeu pour renouveler une démocratie sociale et sanitaire dont on cherche difficilement aujourd’hui des points d’application.
Notes
[1] 80 % des Français considèrent que la place accordée à la santé n’est pas suffisante dans les débats électoraux, loin devant la Suède (69 %) et l’Italie (61 %), et plus loin encore devant l’Allemagne (49 %) et le Royaume-Uni (33 %) (sondage CSA de janvier 2007 – 1er baromètre paneuropéen Cercle Santé).
[2] En février 2004, les Français étaient nombreux à considérer que la priorité était autant de maîtriser les dépenses de santé (47 %) que d’assurer l’accès à la santé de tous (48 %) (sondage TNS/Sofres pour Le Pèlerin, février 2004).
[3] Loi du 13 août 2004 dite « réforme Douste-Blazy ».
[4] En février 2004 (sondage TNS Sofres pour Le Pèlerin déjà cité), ils étaient 6 % pour favoriser la diminution des remboursements, 5 % pour favoriser l’augmentation des cotisations, mais 80 % à souhaiter un plus grand contrôle des médecins et des assurés. Pour autant, seuls 13 % d’entre eux avaient l’impression de consommer trop de médicaments. En janvier 2007, ils étaient de la même façon 60 % à considérer que le déficit de l’assurance-maladie était principalement dû à la surconsommation de soins par les patients (Sondage LH2 pour Le Manifeste 20 minutes-RMC).
[5] Risque lié à l’assurance que l’on peut définir ainsi : « Puisque je suis assuré, je ne me soucie pas d’éviter l’accident. »
[6] Le ticket modérateur est la part de dépense restant à l’assuré social (30 % pour les consultations, 35 % ou 65 % pour les médicaments…). Comme son nom l’indique, il est supposé, en laissant un reste à charge à l’assuré, avoir un effet modérateur sur la dépense. Ce ticket modérateur est pris en charge en général, pour tout ou partie, par les assurances complémentaires (mutuelles principalement, mais aussi société d’assurances ou institutions paritaires).
[7] 22 % pour l’ensemble des laboratoires français (source INSEE, SUSE, 2003).
[8] Jacqueline Simon, « Assurance-maladie : le retour aux fondamentaux », Commentaire, n° 116, hiver 2006-2007. La franchise se distingue du ticket modérateur : il ne s’agit pas de laisser à la charge de l’assuré social (ou de sa complémentaire) une partie de la dépense, mais de lui faire assumer la totalité de la dépense jusqu’à un certain montant (dans l’article cité, 600 €). Elle se distingue également du plafonnement du ticket modérateur, parfois appelé improprement « franchise » : dans ce cas, les assurés sociaux sont exonérés du ticket modérateur quand le cumul des sommes versées dépasse un certain niveau (qui peut, comme en Allemagne, être proportionnel au revenu), et non, comme aujourd’hui en France, pour les maladies dites « ALD » (affections de longue durée).
[9] Depuis 1974 et 2000, on ne compte pas moins de 24 plans de redressement des comptes (Bruno Palier, Gouverner la Sécurité sociale, PUF, 2002), auxquels il faut ajouter au moins le dernier en date avec la réforme de 2004.
[10] Caisse d’amortissement de la dette sociale. La CADES a été créée lors de la réforme Juppé de 1995.
[11] Est visée ici la part structurelle du déficit. Un déficit conjoncturel est inévitable en période de plus faible croissance, compte tenu de la sensibilité des recettes à l’évolution du PIB, mais devrait être compensé par des excédents pendant les périodes de plus forte croissance.
[12] L’objectif national des dépenses d’assurance-maladie (ONDAM), introduit par une ordonnance d’avril 1994, est fixé chaque année par la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS).
[13] Ainsi le forfait de 1 €, qui a été relativement indolore mais n’a probablement eu qu’un effet marginal sur les comportements (seuls 8 % des Français considèrent qu’il modifie leur comportement en matière de consultation, selon un sondage CREDOC de novembre 2006), a permis, en revanche, au Régime général d’« économiser » 341 millions d’euros en année pleine en 2005 et 360 millions d’euros pour 2006 (chiffres provisoires).
[14] Point de conjoncture de la CNAM, n° 22, février 2004.
[15] Notamment le bon usage des antibiotiques et le développement de la prescription des génériques.
[16] L’inflexion des dépenses d’arrêts de travail intervient à partir de juin 2003. D’après les chiffres de la CNAMTS, 60 % des 721 millions d’euros d’économie réalisée (sur les 998 prévus) sont imputables à ce poste en 2005, et 46 % des 601 millions réalisées (sur 791 prévus) en 2006, alors qu’ils ne devaient représenter que 15 % du total.
[17] L’exemple des antibiotiques est emblématique de cette mauvaise utilisation.
[18] Ainsi, dans le cas de la campagne « antibiotiques », les meilleurs résultats ont été obtenus la première année (soit 280 millions d’euros sur les 566 millions de dépenses inutiles, évitées entre 2002 et 2006).
[19] On considère que les soins proprement dits n’ont pesé que de façon marginale sur l’amélioration de l’espérance de vie, l’essentiel des gains étant lié à des facteurs d’environnement.
[20] Les associations rassemblées dans le groupe santé/précarité de l’UNIOPSS (FNARS, Médecins du Monde, Secours Catholique, Croix Rouge Française, Entraide Protestante et ANPAA) ont ainsi interpellé les pouvoirs publics sur l’incapacité dans laquelle sont la plupart des demandeurs de l’AME (le plus souvent des étrangers « sans papiers ») de réaliser les formalités demandées par un décret de juillet 2005.
[21] « Analyse des attitudes de médecins et de dentistes à l’égard des patients bénéficiant de la CMU complémentaire », DIES, juin 2006, étude commanditée, avec un certain courage, par le Fonds CMU.
[22] « L’accès aux soins des plus démunis en 2006 », Médecins du Monde, 17 octobre 2006.
[23] D’après le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie, ils ont plus que doublé entre 1980 et 2004.
[24] Ce dont témoigne l’enquête annuelle du Point, « Le palmarès des hôpitaux ».
[25] Historiquement développées par les sociétés savantes, ces références de bonnes pratiques sont reprises par les agences sanitaires, qui leur donnent ainsi un statut officiel : la Haute Autorité de Santé (HAS) en général, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) pour les médicaments et autres produits, l’Institut National du Cancer (INCA) pour la cancérologie.
[26] L’exemple des antibiotiques est emblématique de cette mauvaise utilisation : l’utilisation d’antibiotique en cas d’infection d’origine virale, non seulement n’a aucun effet contre l’infection elle-même, mais, en outre, contribue à sélectionner des souches bactériennes résistantes aux dits antibiotiques, rendant d’autant plus difficile le traitement des infections réellement bactériennes. C’est une illustration de l’effet de « Némésis médicale » identifié par Ivan Illich.
[27] Sondage IFOP Télétech international, octobre 2006.
[28] Le paiement à l’acte est souvent considéré comme un des principes de la médecine libérale, car il est associé, par certains syndicats médicaux, à l’entente directe (sur les tarifs) et au paiement direct. Celui-ci est, avec le libre choix du médecin par le patient, le respect du secret médical, la liberté de prescription et la liberté d’installation, l’un des cinq principes de la médecine libérale édictés en 1927 et repris dans le code de la Sécurité sociale. La part du paiement à l’acte a tendance à s’accroître, avec le développement de l’hospitalisation privée et celui du secteur privé à l’hôpital public.
[29] Les statines sont des hypocholestérolémiants (médicaments contre le cholestérol).
[30] L’initiative vient d’ailleurs d’être abandonnée par ses promoteurs.
[31] Notion qui permet de classer les médicaments en fonction de leur utilité médicale et d’en tirer les conséquences en termes de prix, de prise en charge et de remboursement.
[32] Médicaments à service médical insuffisant (SMRI), comme nombre de veinotoniques ou de vasodilatateurs.
Paris, mai 2007
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