Chantiers, Sur le fil

Comment construire la protection sociale d’aujourd’hui et de demain ?  Comment la financer ?

Je publie cette note élaborée pour le compte de l’Institut Tribune socialiste (ITS) qui gère le patrimoine politique et matériel du PSU, en vue d’un colloque qui devrait être organisé avec six autres fondations, à l’occasion des quatre-vingts ans de la Sécu, le 4 octobre de l’année prochaine.

L’Etat providence, la Sécu au sens large (i.e. celle du projet initial du CNR[1]), est malade, malade d’une maladie chronique, d’une crise larvée, lancinante, qui est aussi multiforme. En 1981, le bon docteur Rosanvallon[2] diagnostiquait déjà une triple crise : une crise financière, une crise d’efficacité et une crise de légitimité.  D’une certaine façon le diagnostic reste juste, mais ne débouche pas sur des propositions opérationnelles.

Malgré les cris d’orfraie des défenseurs de la Sociale, les offensives néolibérales comme celles du « regretté » Denis Kessler qui souhaitait en 2007 « défaire méthodiquement le programme du CNR » n’ont pas conduit à un démantèlement de l’édifice, ni même à diminuer sa part dans le PIB qui a continué à croître régulièrement. Depuis le 1er quinquennat d’Emmanuel Macron, on assiste à une offensive néo-libérale plus pernicieuse qui s’est accentuée avec le 2ème quinquennat, et ce malgré la promesse d’un Etat-providence du 21ème siècle s’inscrivant dans l’inspiration fondatrice du CNR.

Retour vers le futur de l’État providence.

Contrairement à une idée reçue, la gauche syndicale et politique n’a pas été très active dans la création de cet immense édifice, cet Etat-providence qui représente aujourd’hui le tiers de la richesse du pays. L’adoption du programme du CNR, en mars 1944, constitue de ce point de vue « une divine surprise », dans le contexte de la publication, en 1942, du rapport Beveridge[3]  au Royaume Uni, au cœur des épreuves de la guerre.

Auparavant, la gauche politique et syndicale avait peu investi le terrain de la protection sociale, priorisant les questions relatives au travail et au droit au travail, et s’était souvent divisée. Ainsi, elle se divise entre la CGT et les guesdistes et Jaurès sur la mise en place des retraites ouvrières et paysannes en 1910. Ce n’est pas elle qui est à l’origine des lois d’assurance sociale de 1928-1930, qui voient s’opposer la CGT et la CGTU, ni de la création des allocations familiales en 1932. Le Front populaire ne porte guère à son actif de dispositions en matière de protection sociale.

En fait ce sont surtout les centristes, radicaux notamment, qui, sous l’influence du solidarisme de Léon Bourgeois lui-même inspiré de la sociologie de Durkheim, ont porté les grandes lois sociales de la 3ème République, malgré l’opposition continue des libéraux, opposés à toute notion d’obligation.

Après le « moment CNR » et sa traduction juridique dans l’ordonnance fondatrice du 4 octobre 1945, prolongé partiellement jusqu’en 1947 par le ministère d’Ambroise Croizat, ce sont les tenants de la Troisième force puis les gaullistes qui vont mettre en place très progressivement le programme de généralisation affiché en 1945, mais en abandonnant au passage les objectifs d’universalité, d’uniformité et d’unicité qui étaient sous-entendus dans le programme du CNR. Ainsi l’assurance chômage, créée en 1958 le sera en dehors du cadre de la sécurité sociale. De même la retraite se développera par la multiplication des régimes. Aujourd’hui seules les prestations familiales, et depuis moins longtemps le remboursement des soins, ont un caractère universel.

Les dilemmes de l’Etat providence

Les préoccupations financières qui se développent dès les années soixante[4] vont s’accentuer avec le ralentissement de la croissance : la dépense sociale augmentant spontanément plus rapidement que le PIB, sa part dans la richesse nationale augmente mécaniquement et avec elle le taux de prélèvements obligatoires qui lui sont affectés. Ce qui fait dire à VGE « Au-delà de 40% de prélèvements obligatoires (en proportion du PIB), nous basculerons dans le socialisme… »[5] … ce qui d’ailleurs adviendra sous son septennat et ce malgré les premières tentatives pour maîtriser cette croissance (mise sous condition de ressource de certaines prestations familiales, déremboursement pour l’assurance maladie, notamment avec la création du secteur 2, tentative de création d’un ticket modérateur d’ordre public…).

Si l’on prend les trois crises identifiées par Pierre Rosanvallon au début des années quatre-vingt, l’équation financière résume assez bien l’ensemble des dilemmes auquel est confronté l’Etat-providence :

  • On ne saurait en effet réduire la crise financière à la question des déficits et de la dette accumulée pour les générations futures : notre système est couteux, plus couteux que celui de la plupart de nos voisins européens[6], et le déficit n’est jamais que le résultat comptable de choix politiques qui sont la traduction de la faible acceptabilité sociale supposée[7] d’une augmentation équivalente, en montant et en rythme, des prélèvements qui y sont affectés.
  • Bien que le système soit plus couteux qu’ailleurs au regard de la plupart des grands indicateurs de bien-être, la situation de la France est rarement meilleure, et parfois même plus mauvaise que celle de nos partenaires européens les plus proches, ce qui met en cause l’efficacité du système[8].
  • Enfin, au regard de critères de justice communément partagés, notre système est considéré comme injuste, ce sentiment d’injustice conduisant à remettre en cause l’adhésion à un système de moins en moins lisible.

Cette équation financière est souvent abordée segments par segments, autour de la question, purement comptable, du déficit : c’est celle du « trou de la Sécu », appliqué à l’assurance maladie ou à la retraite et qui sert en général d’argutie aux réformes. Elle peut ce faisant, être analysé, dans sa contribution à la dette publique, même si, avec la création de la Cades, la dette sociale n’est pas gérée comme celle de l’Etat, puisqu’elle a vocation à être amortie avec la CRDS.  Elle peut aussi être abordée plus globalement sous l’angle de la part de prélèvements obligatoires consacrés à la protection sociale au sens large. Ce faisant elle conduit à s’interroger sur les conditions du consentement à la solidarité, qui, en fait, est la seule question.

Un Etat providence en quête d’idées

Face à ces dilemmes, la droite libérale et conservatrice, après avoir tenté, de façon assez brutale, d’apporter une réponse structurelle avec le Plan Juppé en 1995, s’est contentée de revenir aux vieilles recettes, pour éviter absolument d’augmenter les recettes : déremboursements (franchises Raffarin en 2004, augmentées depuis), augmentation de la durée de cotisation et allongement pour l’âge de la retraite, etc….  Ces politiques sont aussi marquées par l’obsession de la fraude, hélas partagée par une partie de nos concitoyens.

Elle est rejointe sur ce dernier terrain par une extrême droite dont les propositions visent pour l’essentiel à appliquer le principe de la « préférence nationale » aux prestations, rejointe désormais sur ce terrain par une partie de la droite dite « républicaine » comme on l’a vu au moment du vote de la loi sur l’immigration. Cela ne l’empêche pas de développer un discours démagogique sur les prestations sociales, qui seraient toutefois réservées aux « vrais français ».

Après l’épisode de la retraite à soixante ans en 1982, et si l’on met à part les épisodes des gouvernements Rocard (création du RMI et de la CSG) et Jospin (création de la CMU), la gauche sociale-démocrate a, quand elle était au pouvoir, souvent appliqué de façon plus « tempérée » les recettes libérales (réforme Touraine des retraites et poursuite du rationnement de l’Ondam, lors du quinquennat Hollande[9]). Lors de la campagne de 2017, Benoît Hamon a lancé la proposition de revenu universel, qui, insuffisamment préparée, a pour l’instant fait long feu.

La gauche radicale reste, de son côté, accrochée au mythe de « La sociale »[10], ce qui la conduit à des propositions principalement défensives (retour à la retraite à soixante ans, par exemple, refus des évolutions de l’assurance maladie) sans trop se poser la question de leur financement, sauf à « faire payer les riches », ce qui, en général, ne suffit pas. Le chiffrage du programme du NFP sur la seule retraite a joué à cet égard une fonction pédagogique.

La gauche écologistes de son côté développe l’idée d’un Etat providence social-écologiste, qui vise essentiellement la santé et porte sur les déterminants de santé, mais sans avoir trop investi la question de la protection sociale elle-même.

Le programme Macron 2017 annonçait un Etat providence du 21ème siècle, mais les quelques initiatives dans ce domaine ont fait long feu comme le régime universel des retraites, l’élargissement de l’assurance chômage et la pénalisation des contrats précaires, le plan pauvreté, etc… La préoccupation essentielle reste de ne pas augmenter les prélèvements obligatoires, voire de les diminuer, avec tous les corolaires : poursuite de la politique de rationnement de l’Ondam, avec les conséquences qu’ont révélées la crise Covid, abandon du projet de 5ème risque. Au total, on est revenu assez rapidement, et de façon déterminée avec le deuxième quinquennat, à une logique de régulation néolibérale dont témoignent la réforme des retraites, celle de l’assurance chômage, la condition d’activité pour le RSA, le renforcement de la lutte contre la fraude, les projets de déremboursement concernant l’assurance maladie, etc.

Certes la Sécu n’est pas encore morte, heureusement, mais elle est malade et c’est une maladie chronique ; on pourrait la mettre en ALD (affection de longue durée), mais le remboursement à 100% dont certains rêvent risque de se heurter lui aussi à la contrainte financière ; surtout elle ne se développe plus.

On peut aussi, plutôt que de la traiter comme une maladie chronique, s’attaquer aux causes et non seulement aux symptômes, comme nous l’avons trop souvent fait, finalement, depuis quarante ans. De lui redonner aussi une nouvelle ambition, de relancer la dynamique du CNR en explorant de nouvelles frontières : accompagnement tout au long de la vie, défi du vieillissement, question écologique, etc. Cela suppose d’accepter pour la gauche d’accepter de se coltiner aux questions qui fâchent, plutôt que d’agiter de vieilles lunes qui ne permettent pas d’imaginer de nouveaux chemins.

Quelques questions (liste non exhaustive) :

  1. La gauche et la sécu, une histoire ambiguë
    1. La sécu, conquête sociale et/ou compromis de classe ?
    2. Heurs et malheurs des minima sociaux
    3. Quelles sources d’inspiration pour une politique de gauche en matière de protection sociale ?
  2. Comment faire face à l’augmentation de la part du PIB consacrée à l’Etat-providence ?
    1. Peut-on (et comment) optimiser sans rationner ? Comment agir sur les fuites dans le système (profits financiers et rentes de situation, par exemple) ?
    2. Comment assurer le consentement à la solidarité dans un monde ouvert ? Sur quels prélèvements s’appuyer ?
    3. Quelle régulation démocratique de la dépense ?
  3. Un revenu universel et inconditionnel : un moyen de redonner du sens à la solidarité ?
    1. Où en est-on des différents projets (libéraux, socialistes, convivialistes, …) ?
    2. Comment mettre en place un vrai continuum socio-fiscal ?
    3. Quelle articulation avec les autres prestations en espèce dans le cadre d’une sécurité sociale professionnelle ?
  4. Quels besoins doit couvrir l’Etat providence ?
    1. Quelle couverture pour la santé, pour la dépendance, pour la petite enfance, etc. ?
    2. Quelle gestion démocratique du « panier de biens et services » ?
  5. Un Etat-providence social-écologique est-il possible ?
    1. Comment articuler couverture maladie et santé globale ?
    2. Nouveaux champs de la protection sociale et écologie (exemple sécurité sociale alimentaire et agroécologie)

Paris, Croulebarbe, le 22 octobre 2024

 

[1] J’en rappelle les termes : « un plan complet de Sécurité sociale visant à assurer, à tous les citoyens, des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’Etat »

[2] « La crise de l’Etat-providence » Le Seuil, 1981

[3] Le « rapport sur l’assurance sociale et les services connexes »), dit « rapport Beveridge », est un rapport parlementaire britannique publié le 2 décembre 1942 et dédié à la création d’un système social cohérent.

[4] Ce sont elles qui seront à l’origine des ordonnances Jeanneney de 1967, séparant la Sécu, en fait le régime général en branches : maladie, vieillesse, famille, et recouvrement.

[5] Cette nécessité de plafonner la part des prélèvements dans le PIB sera reprise par François Mitterrand dès 1983.

[6] J’exclue par principe les Etats-Unis de ces comparaisons qui, compte tenu de la situation caricaturale du système américain, sert souvent de repoussoir pour défendre le système français

[7] Le fameux ras le bol fiscal cher à Moscovici !

[8] Une leçon de choses en a été donné lors de la crise Covid qui est intervenu sur un système hospitalier et de santé en crise lui-même.

[9] Il y a certes eu des mesures positives pendant ce quinquennat : revalorisation du RSA, création de la prime d’activité, mise en place d’un système de recouvrement des pensions alimentaires, mais qui n’ont eu qu’un impact marginal.

[10] Voir le film « La sociale ». Comme tout mythe il recouvre une part de vérité, mais idéalise le moment 45 alors que la couverture restait très limitée.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *