A David, petit prince victime de la violence routière, et qui aura éternellement cinq ans et quatre mois,
A Émile et Monique, mes parents,
A Geneviève Jurgensen et tous ceux qui, comme elle, ont contribué à révéler la violence routière,
A Anne, Aurélie, Romain et Estelle, avec qui j’ai essayé de surmonter cette épreuve.
Gonesse, le 18 février 1989, aux environ de 23 heures.
Cela fait exactement trente ans que mon fils David, et mes parents, Émile et Monique, ont été tués dans un accident de voiture, dont le responsable est mort, lui aussi, et auquel seule ma fille Aurélie, a survécu.
Depuis plusieurs mois je voulais écrire sur ce blogue pour ne pas rester silencieux le jour de ce triste et douloureux anniversaire, mais je ne savais comment.
Les réactions à mes posts de soutien à la mesure des 80kms heures sur les routes départementales et à mes critiques des actions des Gilets jaunes contre cette mesure, y compris de la part d’amis proches, me donnent une entrée dans un sujet encore à la fois trop douloureux et trop personnel pour pouvoir être facilement abordé sur ce blogue. Ces réactions, comme le mouvement des gilets jaunes dont cela a été un des facteurs de déclenchement, révèlent une violence d’autant plus pernicieuse qu’elle est cachée et peut s’emparer de chacun d’entre nous, la violence routière.
M’est revenu à la mémoire, à ce propos un épisode de ma scolarité à l’ENA. C’était quelques semaines, à peine quelques mois, après « l’accident » (celui-ci a eu lieu au début de l’année de scolarité qui suivait l’année de stages, que j’avais effectués à Médecins du monde et à la Commission des communautés européennes), nous avons eu une épreuve (l’année de scolarité est un concours permanent) où il fallait faire une note pour promouvoir la distinction entre les petits et les gros excès de vitesse, pour moins sanctionner les premiers. Je me suis plié à l’épreuve mais n’ai pu m’empêcher de rédiger, et d’afficher, en pastichant le corrigé qui nous en avait été donné, celui de l’épreuve à laquelle « nous avions échappé » : il s’agissait, dans le contexte de la liberté du port d’arme, aux États-Unis, de distinguer entre les petites et les grosses balles perdues. Bien sûr cette réaction était surement un peu excessive, car l’automobile est d’abord un moyen de locomotion, et non pas une arme, un vecteur de violence, même si elle le devient quand elle est mise entre des mains irresponsables. Bien sûr, personne de la direction n’a pourtant osé m’en faire reproche, même si j’ai sûrement été considéré ensuite comme personna non grata pour intervenir à l’Ena. Bien sûr, j’avais l’excuse de la douleur, même si l’apprenti « haut fonctionnaire » aurait surement du accepter plus stoïquement cette épreuve qui réveillait une épreuve bien plus lourde. Bien sûr, mais mon corrigé parodique révélait aussi une réalité cachée ; derrière les usages de l’automobile il y a un peu de cette violence intrinsèque à l’homme qui lui fait, sous d’autres cieux, porter en toute liberté des armes à feu, en refusant de voir que cette liberté autorise les dérives qui conduisent à des massacres, et que cette liberté revendiquée, au nom de La liberté, est complice, et même constitutive de cette violence dans l’usage des armes à feu, comme la revendication de la même liberté de conduire à sa guise est complice de cette violence routière d’autant plus sournoise qu’elle est cachée.
L’expression « violence routière » a choqué plus d’un conducteur de bonne foi, et a été contesté par beaucoup qui y voient un abus de langage et préfèrent parler de sécurité routière ou de prévention routière, concept moins agressif pour les chauffeurs et les chauffards. Pourtant c’est bien d’une violence qu’il s’agit, une violence qui tue ou qui blesse, violence contagieuse quand on voit comment nos comportements au volant peuvent être parfois différents de nos comportements dans la vie courante, violence sur le réseau routier qui n’est pas sans rappeler celle qui s’exerce sur les réseaux sociaux, comme si l’espace fermé de l’habitacle, comme l’anonymat ou la distance que permet internet, nous désinhibait du surmoi collectif qui nous impose des comportements policés, violence dont nous sommes tous potentiellement les auteurs, mais aussi les victimes.
C’est alors, ô Nuit, que tu vins.
Charles Péguy, « Le porche du mystère de la deuxième vertu »
Noeux les mines, le 28 octobre 2018, Choisy le roi, janvier 2019, Paris, le 18 février 2019.
En lisant cette note de blog, je me rappelais un prospectus, dans une concession Peugeot d’une petite ville. L’un des modèles (une 205 GTI) y était présenté comme « une voiture pour rouler au-dessus des autre » permettant de « traverser les villages comme dans un souffle ». C’était je crois en 1984. David était déjà là, donc, si je ne me trompe pas. Nous (la Ligue contre la violence routière) avions attaqué Peugeot, sans succès faute de lien directement démontrable entre le ton de la publicité et l’accident dont avait été victime l’épouse d’une partie civile dans cette ville-là, par la faute d’un conducteur de ce modèle de voiture. Mais bien que nous ayons été déboutés, Peugeot avait été très ennuyé de cet épisode qui abimait son image. C’est ainsi que, peu après, le gouvernement avait pu signer, avec les constructeurs et le Bureau de vérification de la publicité, un accord stipulant que l’argument de la vitesse ne serait plus employé dans la promotion des modèles de voiture. L’idée qu’il s’agissait bien de violence faisait son chemin. Mais pas assez vite pour sauver David, ses grands-parents et tant d’autres.