L’analyse rationnelle se prend à chanceler devant l’énormité des faits.
Dans le château de Barbe-Bleue, Georges Steiner, décédé en février dernier, s’interroge sur « les motifs et les aspects de la débâcle de l’ordre européen au cours de la « guerre de Trente Ans » de 1915 à 1945″ et constate à quel point est insatisfaisant l’immense corpus des analyses disciplinaires, historiques, économiques,, sociologiques, psychologiques, ou autres qu’elle a suscitée.
Ce constat peut facilement s’appliquer à la crise que nous vivons avec l’épidémie de Covid 19 qui suscite déjà une production considérable.
Non que l’épidémie puisse, comme l’a fait Emmanuel Macron, être assimilée à une guerre : le corona n’est pas un ennemi mais un virus, et les dégâts qu’il fait n’ont rien à voir avec la violence dont les humains sont capables entre eux. Elle est plutôt, selon la belle expression de Frank-Walter Steinmeier, le Président allemand, « un test de notre humanité ».
Non que l’épidémie soit la première, ni la plus grave, à laquelle ait à faire face l’humanité. Depuis au moins le néolithique et la proximité avec les animaux qu’a entrainée la domestication de certains d’entre eux, l’humanité a été régulièrement exposée à ces zoonoses, ces infections qui se transmettent de ceux-ci (en général des mammifères) à l’homme et qui viennent nous rappeler que nous sommes également partie du règne animal.
Non que la crise économique à laquelle nous allons avoir à faire face soit la première, ni peut-être la plus grave, encore que l’ampleur de la baisse du PIB laisse à craindre une récession particulièrement importante. Mais c’est aussi l’occasion de revenir sur ce que recouvre cet indicateur macro-économique de la richesse et de mesure de sa croissance, qui n’a qu’un rapport de plus en plus lointain avec le bien-être (sans parler même du bonheur) et qui ne mesure pas les dégradations aussi bien environnementales que sociales sur lesquelles repose cette croissance.
Mais on voit bien que cette épidémie est un événement singulier, un point de rupture, dont on espère que l’humanité saura tirer les leçons. A condition de sortir des modes de raisonnements qui sont les nôtres.
Bien sûr, dans sa face positive, cette crise révèle les capacités de résiliences de nos sociétés : on est étonné de la priorité donnée à la vie par les gouvernements, de la capacité de nos sociétés à s’arrêter, à vivre ce confinement finalement relativement bien accepté, tout en maintenant les services essentiels pour pouvoir à la fois prendre soin des malades et continuer à vivre dans ce nouveau contexte.
Bien sûr, la crise a aussi sa face sombre, et elle révèle et amplifie les profondes injustices qui marquent notre société planétaire, avec ceux, chez nous, pour qui le confinement accentue les exclusions, en terme économique, numérique ou de logement, avec les nations pour qui le confinement est une catastrophe économique, et plus encore, sociale.
Bien sûr, le moment venu, il faudra, plutôt que de rechercher des responsables qui seraient autant de boucs émissaires, faire un retour d’expérience, un Retex, sur la gestion nationale, européenne et mondiale de cette crise, et en tirer les conséquences pour toutes les politiques publiques.
Chaque crise nécessite l’étude concrète de sa complexité propre.
Edgar Morin, dans son exercice de crisologie , rappelle que chaque crise est une singularité. C’est le cas de celle-ci, et il est vain de vouloir l’analyser par référence à celles qui l’ont précédé, comme ont tendance à le faire les analyses sectorielles et disciplinaires. C’est un constat probablement partagé, mais nous n’en tirons pas toutes les conséquences. Et l’on risque ce faisant de faire mentir demain tous les « plus rien ne sera comme avant » proclamés à longueur de discours.
Il nous appelle aussi à la pensée complexe, qu’il a développée dans le prolongement d’Henri Laborit. Mais on voit bien aussi que tel n’est pas notre mode de pensée commune, une pensée qui reste marquée par le déterminisme hérité de la physique classique et qui reste le modèle implicite des approches scientifiques communes, ainsi que par le dualisme hérité de la pensée platonicienne, qui, tel une corde de rappel, nous ramène toujours à la tentation illusoire de vouloir distinguer le bien et le mal, de séparer le bon grain et l’ivraie. Alors qu’il faudrait intégrer le caractère aléatoire de nombre de phénomènes, résultat de la complexité des processus à l’œuvre, et arriver à penser que, telle la pièce de monnaie, la vérité peut avoir deux faces, que telle la langue d’Ésope, la réalité peut être à la fois la pire et la meilleure des choses. Dire cela, ce n’est pas inviter à un relativisme généralisé. C’est inviter à ce que l’esprit de géométrie ne l’emporte sur l’esprit de finesse.
Bien sûr les avancées scientifiques, en physique et en biologie notamment, conduisent à transmuter profondément notre façon de penser le monde et constituent une nouvelle révolution copernicienne, probablement plus fondamentale encore que la première. Mais ces avancées n’ont pas encore profondément modifié les méthodes de nombreuses autres disciplines, comme la médecine ou l’économie par exemple. Surtout elles n’ont pas encore infusé dans le « sens commun », qui alimente la pensée de l’humanité sur elle-même, et qui détermine des décisions collectives, des décisions qui devront, de plus en plus, être prises à l’échelle planétaire, de cette humanité toute entière dont nous sommes partie solidaire.
Il nous faudra, et c’est un exercice difficile et exigeant, appréhender les relations complexes entre cette épidémie et la question environnementale, entre cette épidémie et l’économie, entre cette épidémie et la question sociale, entre cette épidémie et la gestion, qu’on espère démocratique, des politiques publiques, comme des libertés publiques, entre cette épidémie et la question spirituelle, pour ne citer que certaines des questions les plus importantes qui se posent à nous. Et pouvoir partager ces nouveaux savoirs de l’humanité sur elle-même le plus largement possible, au sein de cette noosphère qui alimente notre conscience commune.
La révolution numérique a donné à cette noosphère une réalité encore plus autonome que ce qu’avait pu faire en son temps « la révolution Gutenberg ». En même temps qu’elle accroit plus largement les possibilités de diffusion et de partage, elle amplifie considérablement les mouvements spontanés, fondés sur sur les infox ou sur les raisonnements simplistes, reflet dans un miroir particulièrement grossissant des vieilles peurs de l’humanité.
Ce n’est pas le moindre des enjeux de cette crise que de maitriser cette viralité des échanges numériques, qui peut, comme la crise pour Gramsci, faire naître tous les monstres, mais qui peut aussi donner à cette noosphère nécessaire à l’humanité pour affronter les problèmes auxquels elle a à faire face, un support dont elle n’a jamais disposé jusqu’alors.
Paris, Croulebarbe, le 16 avril 2020.
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