Selon un sondage Odoxa Dentsu consulting paru le 17 janvier, deux Français sur trois (64%) restent sceptiques sur l’utilité du grand débat. Scepticisme ou suspicion, un doute a envahi la société française, et en tous cas ses élites supposées : faut-il ou non participer au grand débat national proposé par le Président de la République, Emmanuel Macron ?
Suspicion d’une manœuvre présidentielle pour occuper le terrain et étouffer les revendications, « légitimes », des gilets jaunes. Suspicion de vouloir détourner l’attention de ces « vrais sujets », en en introduisant d’autres qui n’ont jamais été évoqués sur les ronds-points, comme l’immigration ou la laïcité. Suspicion, a contrario, de n’ouvrir qu’en partie le débat, en le fermant d’emblée sur d’autres sujets, par exemple sur l’ISF, et de toutes façons d’avoir tellement cadré les questions qu’elles déterminent les réponses. Tous ceux qui ont fait des sondage savent que la formulation de la question détermine en partie la réponse.
Scepticisme quant à la capacité d’écoute d’un exécutif qui n’en a guère manifesté pour l’instant. Scepticisme quant à la capacité des organisateurs à sortir d’expressions foisonnantes et contradictoires des éléments pour alimenter les politiques publiques. Scepticisme sur notre capacité collective à infléchir ces politiques publiques, surtout dès lors que l’exécutif a annoncé d’emblée que sur certains points elles ne seraient pas remises en cause. Scepticisme sur la capacité des gouvernants à mettre en œuvre dans une société complexe les innombrables suggestions de cette gigantesque boîte à idée, comme l’ont expérimenté en leur temps les entreprises avec les groupes d’expression.
Oui mais, en réalité, tout cela n’est pas sûr : ce n’est pas sûr, car personne ne peut savoir si les intentions sont sincères ou non, et quand bien même elle ne le seraient pas, il sera difficile à l’exécutif de ne pas tenir compte de ce qui se sera exprimé majoritairement, sauf à renforcer encore plus une crise de confiance dont le récent sondage du Cevipof a montré à quel point elle est profonde ; ni même d’ailleurs de limiter le débat aux questions posées. Ce n’est pas sûr, et de ce fait le dilemme, « participer ou pas », trouve une solution assez évidente dans la figure du pari de Pascal, premier exemple de ce qui allait devenir la théorie des jeux (et qui s’applique mieux à cette question qu’à celle de l’existence de Dieu) : il vaut mieux participer, car que ce soit utile ou non, que le Président et le gouvernement tiennent compte ou pas de ce qui s’est dit, il est clair que si l’on ne participe pas on ne risque pas de faire entendre sa voix et donc l’exécutif n’en tiendra pas compte, et on est perdant dans les deux cas ; alors que si l’on participe, il y a au moins une situation où l’on est gagnant, puisque ce qui a été dit aura été entendu et qu’il en sera tenu compte. Fermez le ban, il faut participer, et c’est ce qui conduit finalement nombre de sceptiques à faire ce choix. Et c’est ce qui me conduit aussi, avec Témoignage Chrétien, à appeler à la participation.
Ce raisonnement est juste, mais insuffisant : bien sûr il vaut mieux participer que ne pas participer, il vaut mieux, comme aurait dit Alfred Hirschman « donner de la voix » (voice) que de « se mettre à l’écart » (exit). Oui, mais pour quoi faire et pour quoi dire.
Pour quoi faire ? Pour faire en sorte que, même avec la diversité de nos expressions, les voix du courant humaniste, démocrate, social, écologiste et progressiste soient plus fortes que celles des courants populistes, identitaires, conservateurs ou libéraux. Car sinon ces voix couvriront les nôtres et c’est celles-là que l’exécutif entendra. Le mouvement des gilets jaunes nous lance un vrai défi : comment combiner une utilisation virale des réseaux sociaux et la capacité à recréer des espaces physiques de discussion et de délibération citoyenne pour donner du poids à une parole collective. Et l’on peut effectivement craindre que celles des populistes de tout poil et de toutes couleurs ait plus de poids que la nôtre, en utilisant mieux les amplificateurs de la société numérique. Mais il nous appartient aussi d’utiliser cette opportunité pour montrer notre capacité à faire entendre notre voix dans le monde d’aujourd’hui.
Pour quoi dire ? Loin de moi évidemment l’idée de préempter l’expression de chacun et les conclusion du débat. Mais on peut, en revanche, en profiter pour lutter contre les dérives des débats actuels qu’ont illustré, là encore, les gilets jaunes, en opposant une fermeté tranquille à ceux qui les alimentent ou s’y laissent entraîner.
La première dérive c’est celle du mensonge, des « fake news« , des infox en bon français, mais aussi celui des faiseurs irresponsables de rêves impossibles : le dramatique exemple du Brexit restera dans l’histoire un cas d’école des effets du mensonge en politique. Confrontons nous enfin, dans le respect de l’autre, mais aussi dans l’exigence républicaine de fraternité, à tous ces « bobards », comme disait Marc Bloch, qui nourrissent hélas le débat public. Comme, après celui du Pacte de Marrakech, supposé organiser le grand remplacement, celui du traité Franco-allemand supposé donner à l’Allemagne l’Alsace et la Moselle.
La seconde dérive c’est celle de la violence. Violence physique, bien sûr, qui a trop marqué les différents « Actes » des gilets jaunes depuis le 17 novembre, mais aussi violence verbale et psychologique qui affecte trop souvent les débats publics et les relations sociales, au détriment de l’écoute et de l’échange des arguments. De ce point de vue, il faut saluer l’initiative prise par les organisateurs d’une Charte du débat, « fondée sur les principes de pluralisme, d’argumentation, de transparence et de laïcité » de façon à « protéger le débat et le rendre accessible à toute expression qui respecte les principes généraux de la démocratie ». Et je me félicite que la question des modalités de mise en œuvre de la laïcité aujourd’hui ait été mise à l’ordre du jour, car c’est elle qui nous a permis de contenir la violence de l’affrontement des opinions, dont notre pays a tant souffert dans le passé.
La troisième dérive, c’est celle du racisme. On a critiqué Emmanuel Macron pour avoir introduit la question de l’immigration dans le débat, alors que cette question, dit-on, ne remontait pas des ronds-points, et l’on sait qu’avec cette question c’est la boîte pandore du racisme qui peut s’ouvrir, avec tous ses fantasmes, comme celui du « grand remplacement ». Je ne sais pas s’il a eu raison ou tord, mais je ne suis pas sûr qu’elle n’ait pas été présente sur les ronds-points, et elle l’était en tous cas dans les manifestations parisiennes ; et je suis sûr en revanche qu’elle est tellement présente désormais dans l’esprit de nos concitoyens qu’il ne sert à rien de vouloir la mettre sous le tapis. A nous, là encore, de profiter de ce moment du débat pour adresser à nos concitoyens le beau message de Témoignage Chrétien en 1941 : « France, prend garde de perdre ton âme ! ».
Paris, le 19 janvier 2019
Laisser un commentaire