Je suis intervenu le 13 juillet à l’université d’été de l’Action catholique des milieux indépendant (ACI) intitulée « Acteurs de démocratie pour bâtir l’avenir » dans une table-ronde sur le thème « Démocratie et conscience humaine » avec Cathy Leblanc, professeur de philosophie à l’Institut Catholique de Lille et Jean Rousseau ancien président d’Emmaüs France puis International. Un thème particulièrement d’actualité au moment où le pays vit la crise institutionnelle probablement la plus grave depuis le début de la cinquième République et dans l’origine de laquelle la question éthique n’est pas pour rien.
« Démocratie et conscience humaine », avec un tel intitulé on n’est pas loin de « Démocratie & Spiritualité » : conscience et spiritualité ne sont certes pas tout à fait les mêmes notions, mais se recouvrent partiellement. Commençons donc par des définitions : des définitions, par définition, non définitives.
La démocratie d’abord : « le régime où le peuple est souverain » selon André Comte-Sponville, qui ajoute qu’il ne faut « pas le confondre avec le respect des libertés individuelles« . Il existe en effet des démocraties qui ne respectent pas les libertés individuelles, les démocraties populaires hier, les démocratie dites « illibérales », ou les démocratures, aujourd’hui.
La question est d’abord de savoir ce que c’est que ce « peuple » qui est supposé gouverner, ce « peuple introuvable » pour reprendre l’expression de Pierre Rosanvallon. Un notion qui oscille en effet entre une entité collective, holistique, dans laquelle se dissolvent les individus -c’est la dérive populiste, celle du « peuple contre la démocratie« -, et une collection d’individus, celle qu’on identifie dans le vote, ou dans les sondages, supposés refléter derrières les opinions et leur volatilité une « opinion publique » -c’est la dérive doxocratique du gouvernement par le « marché » de l’opinion-. Comme l’indique Hartmut Rosa : « Selon la conception libérale et individualiste dominante, la voix est principalement celle qu’on donne par son vote : c’est une « voix muette » qui s’agrège aux autres », comme les préférences sur un marché.
La démocratie c’est cette forme d’alchimie qui permet à une collectif d’individus d’exprimer une volonté collective qui transcende l’addition des volontés individuelles, la « volonté générale » au sens de Jean-Jacques Rousseau reprise dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (article 6) ; c’est donc d’abord l’ensemble des processus qui permettent d’élaborer cette « volonté générale », en évitant ces deux écueils, holiste ou individualiste.
Une alchimie qui s’est appuyée sur plusieurs techniques qui définissent les diverses formes que peut prendre la démocratie :
- principalement l’élection de représentants à qui est déléguée la fonction de définir la volonté générale (et de la mettre en œuvre): c’est la démocratie représentative ;
- mais aussi l’expression des corps intermédiaires : c’est ce qu’il est convenu d’appeler la démocratie sociale ;
- complétée aujourd’hui par les différentes formes de démocratie participative, reposant souvent sur une forme de représentation, mais au sens statistique, par tirage au sort, du terme, comme dans les conférences citoyennes ;
- celle enfin de la démocratie directe, d’usage plus limité, avec notamment le dispositif du referendum et ses difficultés de mise en œuvre avec le dispositif du Rip (referendum d’initiative partagée) intrduit dans la Constitution en 2008 mais jamais utilisé, ou la revendication du Ric (referendum d’initiative citoyenne) portée par les Gilets jaunes.
Il ne faut pas confondre la notion de démocratie avec celle de République, plus ancienne dans notre système juridique puisque la notion en était promue par les juristes de la monarchie pour remettre en cause le système féodal, et qui renvoie à ce que nous avons en commun -res publica-. A noter que dans les caractéristiques de notre République, son caractère démocratique ne vient qu’en troisième, avant son caractère social, mais après son caractère indivisible et laïque (article 1er de la Constitution).
Mais qu’est-ce que tout cela a à voir avec la conscience et/ou avec la spiritualité ; la conscience « l’un des mots les plus difficiles à définir », selon Comte Sponville toujours « peut-être parce que toute définition s’adresse à une conscience et la suppose ». D’autant qu’il a, en français, un double sens : l’un moral, c’est « L’œil (qui) était dans la tombe et regardait Caïn » du poème éponyme de Hugo, et l’on n’est pas loin alors de la spiritualité ; l’autre cognitif, c’est le fait d’être conscient, c’est le « cogito ergo sum », le « je pense donc je suis » de Descartes.
Je voudrais me livrer, à propos de la conscience, à un exercice, que j’appelle la triangulation pascalienne : elle est au point de rencontre des trois ordres distingués par Blaise Pascal, des trois dimensions de la personne humaine. Dans ce modèle de représentation de la personne, la conscience relève à la fois :
- de l’ordre des corps, qui est aussi l’ordre du politique : la conscience s’y exprime notamment par des émotions, notamment dans les émotions collectives ; c’est le cas par exemple de la conscience de classe ou de la conscience nationale qui s’expriment l’une et l’autre dans des célébrations, des chants, des manifestations, etc… ; que ce soit en chantant la Marseillaise ou l’Internationale, la démocratie a besoin de ces émotions collectives qui permette à un collectif de se reconnaitre, nation ou classe sociale, comme peuple ;
- de l’ordre de la pensée (le « cogito » de Descartes et que Pascal appelle l’esprit), qui est aussi l’ordre de la raison, de la science ; c’est la conscience au sens cognitif ; la démocratie a besoin aussi de cette conscience qui permet d’organiser de façon rationnelle le débat politique et la délibération qui en résulte ;
- de l’ordre de la spiritualité (ce que Pascal appelle l’ordre de la charité) ; ce que Comte-Sponville appelle « la vie de l’esprit » en ajoutant qu' »on se trompe si on le confond avec la religion qui n’est qu’une façon de le vivre » ; c’est la conscience au sens moral ou éthique, cette « conscience » sans laquelle toute « science n’est que ruine de l’âme« , au sens spirituel ; c’est cette conception de la conscience, que nous appelons la spiritualité, que nous essayons au sein de D&S d’articuler avec la démocratie.
Pour moi, dans une définition négative, apophatique, la spiritualité c’est ce qui n’est pas réductible au corps et à la pensée ; comme la théologie négative qui cherche à définir Dieu à partir de ce qu’il n’est pas ; à cette différence prés que, agnostique, je ne mets pas le mot Dieu, le nom de Dieu, sur ce « nuage d’inconnaissance » que je désigne par le mot « spiritualité » et qui s’exprime, par exemple, dans la méditation, la musique, ou la poésie : comme le dit Edgar Morin « la vie n’a pas de sens, mais la poésie donne son sens à nos vie« .
Quel lien avec la démocratie ? L’intuition de Démocratie & Spiritualité c’est que la démocratie a besoin de la spiritualité pour ne pas être « tirée vers le bas », que l’aspiration démocratique a besoin d’une inspiration spirituelle. A défaut de quoi la mystique risque de se dégrader en politique, pour reprendre l’expression de Péguy.
La démocratie est une étape importante dans le processus d’humanisation, dans le mouvement d’émancipation des humains, dans le développement de la conscience humaine, dans tous les deux sens du terme. Elle constitue une rupture anthropologique, qu’on pourrait qualifier de personnaliste, car elle vise à articuler l’individuel et le collectif. C’est d’ailleurs ce que nous rappellent les trois valeurs de la République, « Liberté, Egalité, Fraternité », elle mêmes reprises dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) dans des termes qu’il est intéressant de rapprocher du thème de notre table-ronde : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité« (article 1er) et dont on voit bien qu’elles ont une dimension spirituelle.
La liberté est à l’origine des droits humains, des droits-liberté, comme la liberté d’expression, la liberté de conscience, la liberté d’aller et venir, etc.. Elle caractérise les démocraties libérales, où ces droits-liberté sont protégés.
L’égalité s’exprime d’abord dans le suffrage universel, qui ne l’est réellement en France que depuis 1945, avec le droit de vote « accordé » aux femmes. Elle se traduit aussi dans des droits-créance (ces droits qui ont fait l’objet de la précédente table-ronde de cette Université d’été), comme le droit à l’éducation, à la santé, au logement … qui visent sinon à l’égalité, du moins à réduire les inégalités, et, plus généralement, dans le droit à la sécurité sociale : « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale » (DUDH, article 22).
La fraternité a été introduite plus tardivement dans la devise de la République, en 1848, puis reprise par la 3ème République. Elle a été reconnue encore plus récemment dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, en 2018 a considéré, à propos de l’affaire Herrou qu’il en « découle […] la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». Mais il trouve aussi sa traduction sous le terme plus froid de solidarité dans un système de protection sociale qui représente dans nos pays riches un tiers de la richesse nationale.
Pour moi qui, même agnostique, reste profondément chrétien, le texte qui exprime le mieux cette valeur est la parabole du bon samaritain. Contrairement à l’interprétation qu’en avait donnée Jean-Marie Le Pen, en affirmant que Jésus avait demandé d’aimer « son prochain et non son lointain », c’est, dans une inversion dont il a le secret, le plus « lointain », le samaritain, qui se révèle le plus fraternel avec le juif que n’avait secouru ni le prêtre ni le lévite qui pourtant pratiquaient la même religion.
Mais si la démocratie a besoin de spiritualité, la spiritualité, ou plus exactement les spiritualités, ont également besoin de démocratie ; en particulier ces spiritualités institutionnalisées que sont les religions … qui pourtant en manquent singulièrement. C’est le cas notamment de l’Eglise catholique qui rejette tout fonctionnement démocratique. Il faut dire que la rupture anthropologique que constitue la démocratie ne l’a atteinte que récemment : ainsi il n’y a guère que soixante ans, à l’occasion de Vatican 2, que l’Eglise catholique a reconnu la liberté religieuse. Et l’on voit bien la difficulté, y compris pour le pape actuel qui l’a pourtant dénoncé de remettre en cause le cléricalisme, et ce malgré les dérives auxquelles il a pu conduire comme on l’a vu avec la crise pédophile. De ce point de vue on peut considérer que les mouvements d’action catholique, comme l’ACI, constituent des ferments de démocratie au sein de cette Eglise qui a bien du mal à l’accepter.
Ces différentes réflexions sur les rapports entre démocratie & spiritualité et la façon de faire face aux défis du monde actuel sont la vocation que s’est donné Démocratie & Spiritualité depuis maintenant plus de trente ans. Méta-association, nous avons vocation à rassembler des personnes déjà engagées comme vous l’êtes vous-mêmes, pour leur offrir « une instance commune de réflexion et d’action » en s’appuyant sur quatre engagements :
- « S’efforcer de vivre de façon authentique et simple, en cohérence avec les exigences de son chemin intérieur (…).
- Apprendre à connaître et respecter les autres formes d’expériences et de spiritualité que la sienne et faire de ce dialogue un support de son propre cheminement.
- Participer, sous une forme ou sous une autre, à l’élaboration d’analyses et de propositions sur les sujets qui interrogent la relation entre démocratie et spiritualité.
- Soutenir ou promouvoir, dans son activité professionnelle ou civique, des actions concrètes reposant sur une inspiration éthique ou spirituelle. »
Nos travaux peuvent s’appuyer notamment sur le « Voir-Juger-Agir » qui caractérise l’action catholique depuis sa création. Ils débouchent désormais sur des ouvrages publiés dans une collection « Démocratie & Spiritualité » aux Editions de l’Atelier et qui illustrent notre démarche :
- au titre du deuxième engagement, l’interconvictionalité, « Des raisons d’espérer »
- au titre du troisième engagement sur la question environnementale « Dialoguer avec la Terre » et sur la laïcité « Laïcité et Spiritualité – Vers un nouvel équilibre »
- et enfin au titre de l’engagement dans l’action, que ce soit à titre professionnel ou citoyen, un quatrième ouvrage à paraître en novembre : « Spiritualité et logique de pouvoir ».
L’ensemble de ces ouvrages, notamment le dernier, ont pour objectif de promouvoir une logique de discernement. Ce à quoi doit nous appeler notre conscience dans l’exercice de la démocratie.
Angers, le 13 juillet 2024. Repris dans mes pérégrinations d’août 2024, Les Contamines Montjoie, Douarnenez.
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