A Sylvie Le Chevillier, et à Luc Grard, son mari
Le petit prince, de Saint Saint-Exupéry, plutôt que Le prince, de Machiavel, avais-je indiqué spontanément, il y a deux ans, à l’interlocuteur qui m’interrogeait sur les livres qui m’avaient été utiles dans mon action. Non pour cultiver l’image d’une certaine forme d’innocence, voire de naïveté, face à ce qui est devenu le symbole du cynisme en politique. Non plus pour masquer le fait que je n’ai jamais réussi à lire en entier Le prince, pas plus que De la guerre de Clausewitz, ou jusqu’à récemment L’art de la guerre auxquels je pense avoir préféré L’Utopie, et même si je ne l’ai pas vraiment lu non plus Le discours de la servitude volontaire. Non que je sous-estime non plus l’apport des premiers à la science politique et de la guerre, qui n’en est jamais, comme on le sait, que la continuation avec d’autres moyens.
Mais j’ai toujours eu quelques préventions vis à vis des approches qui s’intéressent davantage aux moyens qu’aux fins, ou, pire qui considèrent que « la fin justifie les moyens« , dicton devenu l’expression populaire du machiavélisme.
J’ai terminé et complété ce texte en allant embrasser à Lille, avant son départ ce 30 juillet, Sylvie Le Chevillier qui a été ma directrice de cabinet à l’ARS Nord Pas de Calais et à la Cnaf, mais était d’abord mon amie. Je le lui dédis ainsi qu’à son mari, qu’elle avait épousé quelques jours avant, Luc Grard, le directeur de la Caf du Nord, et qui m’a dit que Le petit prince avait une importance particulière dans leur histoire. Coïncidence, je le termine le 31 juillet, date anniversaire de la disparition de Saint Exupéry, il y a soixante-quatorze ans.
Dix livres qui ont nourri ma pensée de l’action (6)
Le petit prince
ou
« Contre le machiavélisme : de l’éthique de conviction à l’éthique de responsabilité »
On a longtemps considéré le Petit prince comme un conte pour enfants. Pour ma part je ne l’ai pas découvert dans l’enfance, mais jeune étudiant en classes préparatoires, à l’aumônerie du lycée Faidherbe, à Lille. Mais, depuis, on a compris je crois aujourd’hui que ce n’est pas d’avantage un traité de spiritualité à l’usage des jeunes chrétiens, qu’un livre pour les enfants, mais un véritable conte philosophique, à l’image de ceux des philosophes du 18ème siècle ; même si c’est dans un style et avec une finalité bien différentes ; et même si, bien sûr, il peut aussi être utilisé dans l’éducation des enfants, ou pour exprimer une forme de spiritualité, probablement agnostique.
Ni naïf, ni spiritualiste, qu’a donc voulu nous laisser comme message Saint Ex avec ce conte ? En fait, sur la basse continue d’une longue méditation sur l’amour, il développe des variations sur l’éthique. Et l’une et les autres peuvent nourrir une véritable philosophie de l’action.
L’amour d’abord. Je crois qu’il n’y a pas d’action collective qui vaille si elle n’est enracinée dans l’amour, l’agape des grecs (évidemment ni eros, ni phylia, qui ont leur importance, mais davantage dans la vie personnelle que dans l’action collective, et sur lesquels et le petit prince et Saint Exupéry, comme la rose, le mouton et le renard ont aussi à nous dire, mais ce n’est pas ici le lieu d’en parler). Comme le dit dans un autre registre Raoul Vaneighem : « Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes (..) sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour (…), ceux-là ont dans la bouche un cadavre ». Cette vertu, c’est aussi celle qui est consacrée dans le troisième terme de la devise républicaine, la fraternité.
L’éthique ensuite. Les tableaux d’exposition des différents personnages que rencontre le petit prince sont, dans leur caricature, de puissants tableaux critiques qui n’ont rien à envier, là aussi dans un autre style et avec d’autres finalités, aux Mythologies de Roland Barthes : critique de la monarchie des apparences avec le roi, critique de la flatterie avec le vaniteux, critique de la culpabilité avec le buveur, critique de l’affairisme avec le businessman, critique de la consigne qui a perdu son sens avec l’allumeur de réverbère, critique de la connaissance théorique avec le géographe, critique de la perte de sens des sociétés modernes avec l’aiguilleur, critique également illichéenne de la société de consommation avec le marchand de pilule, ou même critique des préjugés avec l’astronome turc.
Et puis, parmi les personnages, bien sûr, celui de l’aviateur. Saint Exupéry lui même. Pilote de l’aéropostale, comme Mermoz dont il regretta les choix politiques, responsable, envers et contre tout, de l’acheminement du courrier vers l’Amérique du Sud. Pilote de guerre, comme Pierre Closterman, dont j’avais dévoré Le grand cirque à l’âge adolescent, mais qui n’appréciait guère sa critique tout aussi désenchantée du courage : « Dans une lettre à André Gide, Saint-Exupéry donne une triste et méprisable définition du courage : « Un peu de rage, un peu de vanité, un plaisir sportif vulgaire… » Je veux bien lui accorder la rage car je la connais, mais la vanité ? (…) Mot malheureux de la part d’un très grand écrivain, ou autojustification ? Paix à ses cendres, il a payé ».
Pilote de guerre, Saint Ex c’est aussi le refus de la défaite, même si ce n’est pas pour autant la Résistance à proprement parler, ni à Londres, ni dans la France occupée. Plus proche de Jean Monnet, le père de l’Europe, que de Simone Weil, il n’était pas vraiment gaulliste, même s’il partageait avec de Gaulle certains réflexes réactionnaires, peut-être la conséquence de leur origine aristocratique commune.
Sur les questions éthiques je le sens toutefois plus proche de Simone Weil, la radicalité en moins : « Respect de l’homme! Respect de l’homme!… Là est la pierre de touche! Quand le naziste respecte uniquement celui qui lui ressemble, il ne respecte rien que soi-même. Il refuse les contradictions créatrices, ruine tout espoir d’ascension, et fonde pour mille ans, en place d’un homme, le robot d’une termitière. L’ordre pour l’ordre châtre l’homme de son pouvoir essentiel, qui est de transformer le monde et soi-même. La vie crée l’ordre, mais l’ordre ne crée pas la vie. », dans cette Lettre à un otage, initialement préface d’un ouvrage où Léon Werth, à qui est d’ailleurs dédié Le petit prince, 33 jours, où il raconte sa logue exode vers le Jura ; Léon Werth qui partageait avec Simone Weil, et dans une moindre mesure avec Saint Ex, le rejet des partis politiques au nom de la responsabilité individuelle.
Mais les exigences, comme les choix de vie de Simone Weil relèvent davantage de « l’éthique de conviction », alors que ceux de Saint Exupéry relèvent plus de « l’éthique de responsabilité ». Tout l’inverse, au demeurant, de l’éthique du Prince : une éthique de la responsabilité et non une éthique de l’utilité. On ne saura jamais si Machiavel a voulu en développer tous les aspects pour la magnifier ou pour « déchirer le rideau des apparences » et en donner une critique radicale. Pour ma part, sans être dupe de la part de compromis que nécessite l’exercice de responsabilités, je n’ai jamais pu adhérer à la philosophie sous jacente du Prince. Une philosophie qui repose sur la duplicité, selon cette maxime trop souvent citée pour justifier les coups de canifs ou les coups de poignard à la morale de l’action publique : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment ». C’est ce qui m’a toujours fait détester le mensonge en politique, ce cancer de la démocratie : le « Parler vrai » de Michel Rocard fait pour moi écho au « Seule la vérité est révolutionnaire » de Gramsci, et le fait qu’il puisse exister, dans ce domaine comme dans d’autres, des vérités contradictoires ne justifie pas le mensonge, même modernisé, sous la forme des vérités alternatives.
Ce billet est aussi l’occasion d’évoquer la mémoire d’un ami, philosophe de son état, trop oublié aujourd’hui, Alain Etchegoyen, disparu il y a maintenant onze ans, et qui a beaucoup écrit sur l’éthique, la responsabilité et le mensonge ; qui a été aussi le dernier commissaire au plan ; il a raconté dans Votre devoir est de vous taire la façon dont la « classe politique », les princes d’aujourd’hui, traitent parfois les serviteurs de la République, qui ne sont pas pour autant, faut-il le rappeler, leurs serviteurs.
Et cette éthique de la responsabilité exige aussi, et c’était l’un des messages d’Alain Etchegoyen, de mettre les mains dans le cambouis, comme Saint Exupéry dans le moteur de son avion, et pas seulement de disserter sur la morale de l’action publique, à l’image des kantiens tels que les dénonçaient Péguy : « Le kantisme a les mains pures. Mais il n’a pas de mains. ». ce qu’on pourrait aussi reprocher aux tenants de l’éthique de conviction. Mais quelle est alors la limite qui fait passer de l’éthique de la responsabilité, où les moyens sont alignés aux fins, avec un souci d’efficacité qui nécessite des compromis avec ses convictions et n’est pas compatible avec une transparence totale, à l’éthique de l’utilité qui voit dans le seul maintien au pouvoir le but ultime de la politique, et plus généralement, de l’action publique ?
Je crois que c’est l’une des clés du livre : Saint Ex met en scène, fait dialoguer, les deux éthiques, celle de la conviction, le petit prince, et celle de la responsabilité, l’aviateur, celle de l’enfant et celle de l’adulte. Et c’est cette tension dialectique, tension qu’il faut maintenir, qui joue le rôle de force de rappel. Comme le conclue Max Weber, que je ne suis pas certain que Saint Exupéry ait beaucoup lu, « l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique, c’est-à-dire un homme qui peut prétendre à la « vocation politique. »
Tension dialectique, mais aussi tension poétique, une autre clé du livre. Comme l’écrivait Saint Exupéry à un général un an avant sa mort : « On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. »
C’est vrai dans les plus grandes, cette citadelle que Saint Ex n’a pas eu le temps d’achever, comme dans les plus petites choses, les modestes rencontres des petits princes du quotidien. Ce qui me laisse l’occasion de laisser conclure cette notule par Léon Werth :
Piève, août 2016 – Lille, le 28 juillet 2018 – Paris, le 31 juillet 2018
Prochain livre ; Qohèleth, ou L’ecclésiaste
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