Lu, vu, entendu

Dix livres qui ont nourri ma pensée de l’action (9) : Adieu au prolétariat ou « Penser le monde pour mieux le transformer »

A Denis Clerc, Philippe Frémeaux, Jean Pisani-Ferry, Hugues Sibille notamment, et à tous ceux qui ont voulu ouvrir le champ des alternatives économiques

A Christophe Fourel, bien sûr, qui a contribué à cette aventure et aussi pour sa proximité avec André Gorz

A Bernard Maris et aux autres victimes de l’attentat de Charlie Hebdo, militants aussi de la liberté et de l’indépendance de la presse

 

« Marx, ô Marx, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». En écho au Psaume 22 sur lequel j’ai terminé mon précédent billet, je mets en exergue de celui-ci ce titre, en clin d’œil, d’un livre de Bernard Maris ; Bernard Maris que je n’ai jamais rencontré autrement qu’en écoutant ses chroniques sur France Inter, et ses polémiques avec Dominique Seux. Certes il m’agaçait souvent, trouvant que ses arguments pour défendre, face au journaliste libéral, les idées qui étaient en général les miennes relevaient trop souvent de ce que Bachelard appelait « l’endosmose abusive de l’assertorique dans l’apodictique ». Mais il n’empêche son regard hétérodoxe et décomplexé sur l’économie nous manque.

C’est l’occasion de lui dédier, ainsi qu’à tous ses amis de Charlie Hebdo, victimes de la barbarie djihadiste, ce billet consacré, sous le prétexte du commentaire d’Adieu au prolétariat d’André Gorz, à l’apport du marxisme à ma philosophie de l’action, et, au delà de Marx, aux disciplines pour lesquelles il constitue un des pères fondateurs : l’économie politique, au premier chef, mais aussi l’analyse de la société et des rapports de force en son sein, comme, même s’il s’en défendait, l’utopie socialiste. 

Autant commencer par un aveu, là aussi : je suis resté, de ce point de vue, profondément marxiste, et pas seulement tendance Groucho, comme aime à le dire Woody Allen, reprenant un slogan de 68 que les exégètes d’extrême-gauche du barbu rhénan ont trop vite oublié dans les années qui ont suivi. Justement, non par l’humour, mais par la rigueur de l’analyse, André Gorz m’a permis, au début des années quatre-vingt, de prendre la distance nécessaire avec cette pensée, sans pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain.

 

Dix livres qui ont nourri ma pensée de l’action (9)

Adieu au prolétariat ou

« Penser le monde pour mieux le transformer »

La lecture d’Adieu au prolétariat d’André Gorz a marqué une rupture forte dans mon analyse politique, mais aussi économique, sociale et écologique. Même si cette rupture avait été préparée, à la fois par la découverte, même superficielle, de la pensée de Gramsci, et par la lecture d’Illich et ma sensibilité à l’enjeu environnemental.

J’avais découvert André Gorz par sa Critique de la division du travail quand je travaillais ce sujet en sociologie, en contre point de la thèse de Durkheim sur la division du travail social. Une critique, ou plutôt un recueil de critiques, marxistes certes, mais reposant sur une lecture attentive et ouverte de la société, comme l’avait été en son temps celle de Marx lui-même, ou plus encore, celle de Gramsci Pour autant cette analyse restait marquée par le contexte des Trente glorieuses, la montée d’une nouvelle classe ouvrière, la critique du taylorisme et de l’expropriation du savoir ouvrier et l’aspiration à l’autogestion. Dès 1980 André Gorz tire les leçons de la nouvelle période historique qui commence avec la rupture du milieu des années soixante-dix, cette crise qui n’a guère cessé depuis plus de quarante ans, et qui, au contraire se renouvelle sans cesse, aujourd’hui avec la transition fulgurante à laquelle nous assistons  et avec une crise écologique sans précédent bien qu’annoncée depuis un demi siècle : un moment schumpetérien qui aurait la durée d’un cycle de Kondratieff, en quelque sorte. Près de quarante ans après, l’analyse de Gorz reste pour autant (et malheureusement pour la gauche socialiste qu’il révait « porteuse d’avenir, non de nostalgies », mais qui ne s’en est pas vraiment inspirée) pertinente, d’autant qu’il ne s’intéresse pas qu’à la structuration de la société et à ses conséquences politiques, mais que son analyse est à la fois économique (un peu), sociale (beaucoup) et écologique (pas encore assez).

En économie, André Gorz prolonge la tradition marxiste de la critique de l’économie politique, dont je me revendique aussi, retenant du marxisme ce qu’il a pu apporter, comme d’ailleurs de la pensée économique libérale, dite « main stream », aujourd’hui trop hégémonique. Au fond, je m’inscris, résolument, dans le courant hétérodoxe, un oxymore qui n’indique que le rejet commun du dogmatisme et l’acceptation de ces « méchants faits (qui) détruisent les belles théories ». Un tradition qui ne sépare pas l’économique et le social, ni ceux-ci du politique et même du philosophique, à l’image des travaux d’Hirschman (et je dois dire que j’ai été tenté de mettre dans cette liste Exit, voice and loyalty, qui a joué un rôle important aussi dans ma philosophie de l’action, mais beaucoup  plus tard, et, de toutes façons, il faut faire des choix). Une pensée qui prend en compte dans l’analyse du capitalisme, et dans une logique braudélienne, le temps long de l’économie et de la société.

Ce souci de Déchiffrer l’économie, et d’aider à la déchiffrer, est à l’origine de mon engagement dans le projet « Alternatives économiques » (fruit incestueux de la commission économique du PSU et de son projet avorté, Nouvelle donne, et de Germinal, son journal agricole), lancé par Denis Clerc en 1980, et prolongé par Philippe Frémeaux et aujourd’hui porté avec beaucoup de courage par l’équipe animée par Camille Dorival. Pédagogie mais aussi démocratie économique : des choix sont possibles et ils supposent des citoyens éclairés. Démocratie économique et sociale, qui suppose l’une et l’autre une information critique et pluraliste : c’est aussi ce qui m’a conduit à créer, avec Philippe Frémeaux il y une dizaine d’année, l’Institut pour le développement de l’information économique et sociale (Idies).

Une analyse qui intègre l’économique et le social, et qui cherche à objectiver et donc à mesurer, mais qui n’a pas pour autant la fascination du chiffre. Comme il y a une fascination du chiffre en économie, cette science lugubre, et une tentation de vouloir mettre la production, les échanges et la monnaie en équations, il y a, eu, dès le début de la sociologie, la tentation d’en faire une « physique sociale », dans une vision mécaniste et déterministe des rapports sociaux. Or pas plus que l’économie, « la société ne se laisse (…) mettre en équation ». Ni en équation, ni d’ailleurs en modèle, en système en tous cas dans une perspective  déterministe, n’en déplaise aux épigones de Pierre Bourdieu, et à tous les sociologues phanéro-marxistes. Dire cela n’invalide ni le travail de modélisation qui permet d’appréhender, en partie, la complexité des relations sociales, ni le fait qu’on essaie, sur des bases probabilistes, à traduire dans des équations les régularités de comportements. Mais il faut avoir conscience que, dans ce domaine, il n’y a de vérités que provisoires et que, de toutes façons, elles reposent sur des modèles probabilistes et non déterministes.

Mais l’analyse de Gorz est d’abord une analyse politique, qui débouche sur un projet de transformation économique et sociale, comme en atteste les neufs propositions de l’édition de poche. Comme le Gramsci de l’Anti Boukharine, Gorz constitue une antidote radicale à ce que le marxisme peut véhiculer d’idéologie déterministe, et revient à une intuition initiale de Karl Marx, celle d’une philosophie de la praxis qui est justement une philosophie de l’action, de l’action qui fait l’unité de l’humain et qui lui permet de dépasser les déterminismes : une philosophie de la liberté. C’est cette analyse politique qui a été prolongée, en matière de politiques sociales par Robert Castel qui analyse les métamorphoses de la question sociale qu’entrainent les métamorphoses du travail et de la société salariale, et leurs conséquences sur les dispositifs de protection sociale, et le développement de l’insécurité sociale.

Une analyse politique qui intégre l’écologie aussi, comme une écologie politique. Déjà sous la plume de Michel Bosquet, André Gorz intégrait la crise écologique, dont j’avais pris conscience lors de la campagne de René Dumont en 1974, et à la lecture de L’utopie ou la mort, dans la foulée du rapport prophétique du Club de Rome, Halte à la croissance. Cette « dimension », si l’on peut dire car l’écologie, d’une certaine façon, intègre toutes les dimensions des activités humaines, et des autres vivants, dans une approche globale de l’écosystème planétaire, est à vrai dire peu présente dans Adieu au prolétariat, mais elle est sous jacente, et André Gorz la développera plus tard dans ses autres ouvrages.

Si elle assume le leg marxiste, cette analyse politique en critique le rapport religieux qu’entretiennent avec lui ses disciples, comme d’ailleurs parfois le maître lui-même, avec des accents proches de ceux utilisés par Bernard Maris dans le titre de son livre cité en exergue. Notamment le caractère de sauveur de l’humanité que constitue la classe ouvrière, « le prolétariat selon Saint Marx » :

Cette analyse politique peut parfois donner à penser qu’elle relève de l’utopie. Ce n’est pas totalement faux mais après tout l’utopie, depuis Thomas Moore, est, malgré les foudres du barbu rhénan, un des genres littéraires préféré de la pensée socialiste. De Charles Fourier à Pierre Leroux, en passant par Richard Owen, le discours utopique permet d’imaginer, sinon de démontrer, qu’un autre monde est possible. Et certaines de ces utopies sont devenues réalités, comme tout le secteur de l’économie sociale, coopératives, mutuelles, associations. Et même si cette toujours nouvelle alternative à l’entreprise capitaliste s’est parfois éloignée de ses idéaux de départ. Qu’on le veuille ou non l’idéologie qui en est issue joue un rôle de force de rappel qu’il ne faut pas négliger. Et après tout, Lénine lui même ne réhabilitait-il pas le rêve dans Que faire ? (j’avoue que si Philippe Lemoine ne nous l’avait pas rappelé, je ne m’en serait pas aperçu !).

« Critico-utopique« , comme aurait dit le Marx du Manifeste,  André Gorz reprend nombre des critiques et des propositions d’Ivan Illich : ces critiques, toujours pertinentes, en tous cas stimulantes, mais radicales et parfois excessives d’Ivan Illich (Patrick Viveret, Attention Illich,). Si cette critique radicale de la société industrielle  et capitaliste est vivifiante, elle devient, poussée à l’extrême contreproductive, comme elle le reproche elle même au progrès technique. C’est le cas de la critique de l’école, ou de la médecine chez Illich, ou de celle du travail chez Gorz, inspirée aussi de celle d’Illich, et reprise plus tard par Dominique Méda, et d’ailleurs critiquée par Robert Castel. Pour moi le travail, quelque soit l’étymologie du mot, et nonobstant la malédiction biblique, n’est comme la technologie (aujourd’hui le numérique), ni mauvais ni bon en soi : ce sont les usages qu’en font les hommes qui peuvent l’être.

Mais, plus qu’Illich, André Gorz se projette dans une utopie réaliste, J’en veux pour preuve deux conlusions importantes de Adieu au prolétariat et qui restent pour moi d’actualité.

La première, c’est l’acceptation, et même la promotion d’une société dualiste, avec, pour reprendre la terminologie illichéo-gorzienne, la coexistence d’une sphère de l’autonomie, et d’une sphère de l’hétéronomie.

La seconde est l’affirmation par André Gorz de la nécessité de l’Etat et notamment du droit : « L’existence d’un Etat distinct de la société civile, capable de codifier les nécessités objectives sous forme de Droit, et de garantir l’application de celui-ci, est donc la condition sans laquelle il ne peut y avoir d’autonomie de la société civile ni de déploiement, hors de la sphère de l’hétéronomie, d’un espace où une pluralité de modes de production, de modes de vie et de formes de coopération peuvent être expérimentés au gré de chacun. »

Mais la leçon principale que je retiens de Gorz, comme d’autres auteurs évoqués dans ces billets, c’est l’idée, contraire à celle de Marx, mais aussi d’Hegel et de si nombreux philosophes depuis Platon, c’est qu’il faut laisser vivre les contradictions, donc ni forcément vouloir les résoudre, ni forcément vouloir les dépasser : « le commencement de la sagesse est dans la découverte qu’il existe des contradictions dont il faut vivre la tension permanente et qu’il ne faut surtout pas chercher à résoudre » ; c’est la conséquence mais aussi la condition de la liberté humaine et de la démocratie et vouloir absolument les réduire c’est faire le lit de tous les totalitarismes, bien sûr le totalitarisme soviétique, mais aussi peut-être le plus insidieux d’entre eux, le totalitarisme libéral, en tous cas celui du libéralisme économique, comme l’avait si bien exprimé, avec son fameux Tina, Margaret Thatcher.

Piève, août 2016, chemin de Compostelle entre Chanaleilles et Aumont-Aubrac 8-9 août 2018 ; Paris, le 18 août 2018

 

Prochain et dernier livre de cette série : L’Etat en France de Pierre Rosanvallon

 

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