Dans son numéro du 1er novembre, Témoignage chrétien a repris, sous le titre « Église catholique : droit commun ou droit d’exception ? » (qui était son titre initial) et dans une version plus courte, le papier publié ici : « Église catholique, encore un petit effort pour être laïque », dans le cadre d’un dossier complet sur la question de la pédophilie dans l’Église.
Église catholique :
droit commun ou droit d’exception ?
Fin de non-recevoir opposée par le Vatican à la convocation du cardinal Ladaria par le TGI de Lyon, refus du Sénat de porter un regard indépendant sur les crimes de pédophilie dans l’Église catholique ; ces deux événements interrogent sur l’application du droit commun de la République à la situation particulière de l’Église catholique.
La question du statut juridique de la collectivité humaine dans laquelle s’incarne l’Église s’est posée dès l’origine, quand Paul de Tarse conseillait aux chrétiens corinthiens de ne pas soumettre leurs litiges aux tribunaux (« Quelqu’un d’entre vous, lorsqu’il a un litige avec un autre, ose-t-il aller en procès devant les injustes, et non devant les saints ? »). L’Église « communauté des croyants » a non seulement dû se réunir dans des églises de pierre, mais aussi s’incarner dans une (des) personne(s) juridique(s). La situation actuelle de l’Église catholique, en France comme à l’échelle mondiale, est l’héritière d’une longue histoire de violences, religieuses, politiques, militaires et judiciaires, qui s’est stabilisée au début du XXe siècle et dans laquelle elle garde, malgré le principe de laïcité, un statut particulier.
Au niveau planétaire, l’Église catholique est la seule religion à être représentée par un État, le Vatican. Ce statut d’État, au sens du droit international, est ce qui permet aujourd’hui au Vatican de refuser de transmettre la convocation adressée par le TGI de Lyon au cardinal Ladaria Ferrer, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, pour avoir écrit au cardinal Barbarin qu’il fallait prendre « les mesures disciplinaires adéquates tout en évitant le scandale public », et donc de « s’être rendu complice par instruction du délit de non-dénonciation » de crime, et ce, au motif que ces « actes […] ont été accomplis en sa qualité d’agent public, au nom et pour le compte du Saint-Siège » et qu’il bénéficie de ce fait « de l’immunité fonctionnelle que le droit international reconnaît aux agents publics pour les actes accomplis au nom de l’autorité souveraine ».
Au niveau national, et si l’on met à part la situation spécifique des départements concordataires (et, pour une part, des DOM), l’Église catholique bénéficie aussi d’un régime spécifique, celui de l’association diocésaine, résultant d’un compromis de 1924 entre le gouvernement français de l’époque et le Vatican, après que celui-ci avait refusé l’application du statut d’association cultuelle prévu par la loi de 1905. L’association étant présidée de droit par l’évêque, celui-ci, tel le roi de France dans son royaume, est donc « empereur » en son diocèse. Conséquences : les paroisses n’ont pas d’existence juridique au regard des lois de la République (même si elles en ont une au regard du droit canon) et la Conférence des évêques de France (CEF) ne peut pas prendre de décisions qui s’appliquent automatiquement dans tous les diocèses (comme le dit le site de la CEF, « l’entière compétence de chaque évêque dans son diocèse demeure sauve »). Ainsi s’explique le rôle limité confié à la commission nationale d’expertise sur la pédophilie créée en 2016 et présidée par Alain Christnacht, chargée uniquement de « conseiller [chaque évêque] dans l’évaluation des situations de prêtres suspectés ou convaincus d’actes de pédophilie, afin de les éclairer sur les missions pouvant être confiées à ces prêtres sans faire courir de risques à des mineurs ». De là résulte aussi la difficulté pour les évêques de prendre collégialement la décision de créer une commission réellement indépendante, qui aurait des pouvoirs effectifs d’investigation et de prescription s’imposant à chacun d’entre eux.
L’Église catholique est aussi la seule institution religieuse qui dispose, à proprement parler, d’un droit interne propre et codifié, le droit canonique – ce qui, contrairement à une idée reçue, n’est pas le cas avec la charia pour les musulmans. Ce droit, qui a été l’une des matrices dans laquelle est né le droit commun, lui a aussi été longtemps concurrent, l’Église réclamant le privilège du for, c’est-à-dire la compétence exclusive des tribunaux ecclésiastiques, pour juger les « personnes ecclésiastiques ». Même si cette exclusivité de compétence n’est plus revendiquée que pour les « matières spirituelles », cette histoire a d’autant plus laissé de traces qu’il est parfois difficile de dissocier les unes des autres : c’est ainsi que la notion canonique de « secret de la confession » a pu être opposée à la dénonciation de crimes pédophiles.
Autre particularité, le statut des clercs et des religieux, qui justifie l’existence d’un régime spécifique de Sécurité sociale, créé en 1978 et géré par une caisse autonome, la Camivac. En effet, ce n’est pas un contrat de travail qui lie le prêtre catholique, engagé à vie, à son Église, et il n’y a pas à proprement parler de relation de subordination avec l’évêque, qui n’est pas juridiquement son patron, mais plutôt, dans une certaine mesure, dans la même relation que la société Uber avec « ses » chauffeurs ; l’évêque ne peut notamment pas appliquer les sanctions prévues par le Code du travail, lesquelles ne peuvent relever que du droit canon. A contrario, le clerc accusé ne bénéficie pas de la protection des droits de la défense qui caractérise le droit commun.
On voit là que ce que le pape François a dénoncé sous le terme de cléricalisme s’appuie sur des dispositions juridiques qui le protègent ; ce qu’aurait pu mettre en évidence une commission d’enquête sénatoriale si le lobby clérical ne s’y était opposé, en s’appuyant, paradoxalement, sur le principe laïque de séparation de l’Église et de l’État.
Daniel Lenoir
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