En matière de fraudes aux prestations sociales, il y a les fantasmes de droite et les fantasmes de gauche. Fantasme de gauche : l’assuré social est bon par nature, ceux qui fraudent sont peu nombreux, le plus souvent excusables, car ils ne font que contourner les règles d’un système injuste et insuffisamment généreux ; et d’ailleurs les dépenses concernées sont sans commune mesure avec les fraudes aux cotisations, qui sont, on le sait, le fait des patrons. En image inversée dans le miroir de la fraude, le fantasme de droite : la sécu est un panier percé, qui verse les prestations sans contrôles, à des assurés sociaux qui en profitent pour frauder de façon massive, et sont donc les principaux responsables du fameux trou de la Sécu.
Le prérapport de la sénatrice Nathalie Goulet (UDI) et de la députée Carole Grandjean (LREM) apporte de l’eau au moulin du fantasme de droite. Avec en outre tous les procédés qui lui donnent l’apparence d’une vérité.
Leur constat principal : il y a beaucoup plus de centenaires dans les bases de données que dans la réalité, beaucoup plus de cartes vitale en circulation que d’assurés sociaux, beaucoup plus de monde dans les fichiers de la Sécu que de personnes qui ont des droits. Sous entendu on verse des retraites à des gens qui sont morts, on rembourse des soins à des gens qui n’y ont pas droit,… C’est avec des raisonnements du même type que Philippe Douste-Blazy avait imposé la photo sur la carte Vitale, … mesure inutilement couteuse et totalement inopérante pour lutter contre la fraude.
Bien sûr -contrairement à ce qu’elles affirment, elles ne sont pas les premières à le proposer-, il est nécessaire de fiabiliser les fichiers et de généraliser les échanges pour sécuriser les déclarations, comme cela a été fait pour l’impôt, et on peut se demander pourquoi le gouvernement qui a toute les clés en main pour le faire ne le fait pas plus rapidement. Tout cela permettra, non de réprimer la fraude, mais de la rendre de plus en plus difficile. Mais ne nous leurrons pas. Les mêmes qui, dans un vieux réflexe poujadiste applaudissent à la dénonciation de la fraude, seront aussi les premiers à dénoncer le big brother social qui rendra impossible, à terme, les petits arrangements avec le système, comme, par exemple, le travail au noir. Sans compter le fait que de mettre en place une plus grande automaticité dans le versement des prestations, permettra aussi de réduire le non recours au droit, ce qui générera des dépenses, totalement justifiées, mais bien supérieures à celles qui seront économisées sur la fraude.
Le problème, c’est qu’en utilisant de tels chiffres, on accrédite l’idée qu’il y a des millions de faux assurés, donc des millions de fraudeurs, et donc des milliards qui sont détournés. Or ce n’est pas parce que quelqu’un de décédé est toujours dans un fichier qu’il touche une retraite. Ce n’est pas parce qu’il y a des cartes Vitale en surnombre qu’elles sont utilisées pour rembourser des soins qui ne devraient pas l’être. A tel point que, fait rarissime, l’Insee, les caisses nationales et le ministère se sont fendues d’un communiqué pour rétablir la vérité des chiffres et surtout leur impact sur la fraude. C’est un leurre de laisser entendre que l’on peut réduire de 3 à 10 % la dépense en luttant contre la fraude.
On pourrait pardonner aux deux parlementaires cet amateurisme gestionnaire. Mais le plus grave n’est pas là : il est dans l’effet délétère que peut avoir sur l’opinion l’idée que le système est victime d’une fraude généralisée. Chacune des fraudes, même réduite, est un coup de canif dans le consentement à la solidarité, en accréditant l’idée qu’on peut en bénéficier sans y avoir droit. Plus que pour pour son enjeu économique, c’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle il faut lutter contre la fraude. Multiplier artificiellement le nombre de fraudeurs, c’est multiplier le nombre de coups de canif dans le contrat solidaire. Et c’est alimenter en même temps le vieux réflexe du bouc émissaire : le responsable des problèmes de la Sécu, c’est l’autre, le fraudeur (souvent le pauvre, l’immigré ou l’étranger d’ailleurs) ; et exonérer ainsi chacun de sa propre responsabilité.
Paris, le 8 septembre 2019
Laisser un commentaire