Je n’ai pas de raison de le cacher : j’ai bien aimé le rapport « Laïcité, valeurs de la République et exigences minimales de la vie en société. Des principes à l’action », remis par Gilles Clavreul à Gérard Collomb et que le Figaro a révélé en avant première vendredi. Et pas seulement parce qu’il reprend un certain nombre de mes initiatives et propositions (même s’il comporte, dans le détail, quelques légères inexactitudes sur ce qu’il rapporte de ce que j’ai engagé dans la branche famille). En revanche j’ai été profondément attristé par la polémique qui s’en est suivi avec les responsables de l’Observatoire de la laïcité, son président Jean Louis Bianco, et son secrétaire général, Nicolas Cadène. Connaissant bien, et ayant travaillé avec les uns et les autres pour redonner son sens à ce beau mot de « laïcité », j’ai essayé de comprendre, au delà de l’écume des querelles amplifiées par les média, ce qui pouvait les opposer. Et je n’ai pas trouvé. Cela m’a conduit à me demander si on ne demandait pas à la laïcité plus que ce qu’elle pouvait nous donner.
Laïcité, j’écris ton nom (suite 6 …)
Puisqu’il y a polémique, c’est qu’il doit y avoir divergence. C’est ce que laisse entendre les commentaires, opposant une « personnalité clivante », « un défenseur actif d’une laïcité renforcée » porteur d’une laïcité radicale, aux partisans d’une laïcité libérale, une laïcité « ouverte », mais que d’autres considèrent comme trop accommodante.
1 . Le désaccord porte-t-il donc sur la conception de la laïcité ? Connaissant bien les uns et les autres, je ne crois pas. Même si il peut y avoir des différences d’appréciation face à telle ou telle situation je crois que nous partageons tous fondamentalement la même conception de la laïcité, et c’est en quoi la polémique me navre, parce qu’elle brouille les repères.
La laïcité n’est pas une conviction, ni même une valeur. C’est un régime juridique. C’est d’ailleurs ce que rappelle l’article 1 de notre Constitution, que j’aime à citer en entier : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales. » Il y a certes dans cette affirmation un horizon qu’on ne pourra peut-être jamais totalement atteindre, mais elle dit les grands principes juridiques de notre régime républicain.
La laïcité, c’est juste la possibilité pour toutes les convictions, religieuses ou autres, de s’exprimer, mais sans qu’aucune ne puisse s’imposer aux autres par des moyens violents, que cette violence soit physique ou psychologique. Ce qui entraîne la neutralité de la République -ce avec quoi on la confond souvent- neutralité qui s’impose aux institutions républicaines, et non seulement à l’Etat, mais aussi aux collectivités territoriales, ainsi (et je m’honore d’en avoir été, avec Vincent Ravoux notamment, l’un des principaux artisans, à la CnamTS comme à la Cnaf) qu’à la Sécurité sociale, troisième pilier de la République depuis 1945. Ce qui interdit notamment le port de signes manifestant leurs convictions (religieuses, philosophiques ou politiques) par les agents publics dans l’exercice de leurs missions. C’était la conception d’Aristide Briand, l’équilibre qui s’est imposée en 1905.
Tout cela fait que le laïcité ne tolère, si l’on peut dire, aucun adjectif : ni « ouverte » sur les religions, qui peuvent s’exprimer grâce à elle, ni « radicale », au sens d’antireligieuse, quand ce n’est pas athée, car l’athéisme (avec laquelle on la confond parfois) est une conviction, comme les autres, qui peut aussi s’exprimer grâce à la laïcité ; ce qui n’a pas toujours été le cas, et ce qui n’est pas le cas dans nombre de pays. A fortiori, elle ne vise aucune religion particulière, ni le catholicisme hier, ni l’islam aujourd’hui, même si, hélas, elle est parfois instrumentalisée, pour servir de paravent à un racisme déguisé qu’on a malheureusement pris l’habitude de qualifier d’islamophobe.
2 . Le désaccord porte-t-il alors sur les soit disant « propositions chocs » du rapport, comme l’a titré le Figaro dans un souci polémique dont on devine facilement les motivations. Je ne le crois pas non plus. D’ailleurs certaines de ces propositions ont d’ores et déjà été en partie mises en place, comme le rappelle Jean-Louis Bianco dans son communiqué. Et les mesures proposées sont mesurées et appropriées. Qu’on en juge sur les cinq propositions dites « choc » du rapport telles qu’elles sont rapportées par le Figaro (en fait il y en a quinze, et celles qui ont été retenues par le journaliste ne sont pas tout à fait formulées de la même façon).
- Conditionner le soutien de l’Etat (subvention, emplois aidés) au respect de la laïcité : ce n’est rien d’autre que ce que j’ai fait en demandant aux Caf de joindre la Charte de la laïcité à toutes les conventions avec les partenaires (ce que rappelle d’ailleurs Gilles Clavreul dans son rapport), avec l’accord du comité de suivi de la Charte que j’avais mis en place avec le président du CA de la Cnaf de l »époque, Jean-Louis Deroussen, et auquel participe l’Observatoire de la laïcité, après la douloureuse affaire de « Vacances éthiques« .
- Former tous les agents de l’Etat à la laïcité d’ici 2020. C’est bien le moins qu’on puisse attendre de ceux qui sont chargés d’en appliquer les principes : j’ai été atterré d’entendre après les attentats de janvier 2015, de jeunes instituteurs (je sais qu’on dit aujourd’hui « professeurs des écoles », mais j’aime ce mot qui pour moi évoque les « hussards noirs de la République » chers à Péguy) dire dans des reportages qu’ils ne savaient pas que dire à leurs élèves sur la laïcité. Et d’ailleurs ce travail est en cours pour les agents de l’Etat, comme je l’ai fait moi même pour les agents des Caf, avec l’institut 4.10 et Laurence Vernant-Fabert, toujours en accord avec le comité de suivi de la charte.
- Intégrer la laïcité dans les épreuves du Bafa. Je crois avoir discuté cette proposition avec Gilles Clavreul, et en tous cas j’y suis favorable, et tant mieux si elle est déjà en place (c’est vrai qu’elle est prévue dans le décret du 15 juillet 2015 réformant le Bafa) : de même qu’il y a une première initiation au secourisme, pour permettre aux animateurs de protéger les enfants ou les jeunes dont ils ont la responsabilité en cas d’accident, une initiation à la laïcité est une façon de protéger les enfants des dérives que peut entraîner toute conviction quand on veut l’imposer aux autres, par des moyens violents ou par des formes de prosélytisme qui s’apparentent à des violences psychologiques.
- Cartographier les « situations problématiques ». C’est la moindre des chose quand on veut conduire une politique publique, et ce d’autant plus que les manquements à la laïcité font souvent l’objet de déni par les acteurs. J’ai pu le constater, par moi même, avec la mise en place du comité de la Charte à la Cnaf, qui a révélé des situations qui n’étaient pas forcément perçues, et ce de bonne foi, par nombre des partenaires des Caf. Et cela permettrait d’avoir un état de la situation plus objectif que les impressions qu’on peut en avoir les uns et les autres. J’ai l’impression, comme Gilles Clavreul, que les manquements augmentent, impression qui n’est pas partagée par Nicolas Cadène. Donnons nous un outil de mesure objectif.
- Établir un « corps de doctrine » sur les « atteintes à la laïcité ». C’est là une proposition d’importance, à mon sens : autant les principes de la laïcité me semblent clairs, autant leur application face à des situations concrètes se révèle souvent problématique. C’est ce qui m’avait conduit, après l’affaire « Vacances éthiques »à mettre en place un comité restreint du comité de suivi, présidé par un conseiller d’Etat, Jean Gaereminck, et chargé de rendre un avis aux caisses, et le cas échéant aux partenaires, sur les cas litigieux, et ainsi de constituer progressivement « une doctrine ». Certes, il appartient à l’observatoire de la laïcité de superviser cette doctrine, et il le fait. Mais je ne peux qu’encourager à ce que cela se fasse aussi pour les différents services de l’Etat et plus généralement pour l’ensemble des services publics.
Je ne vais pas reprendre les dix autres propositions, mais elles ne m’ont pas parue plus « choc », ni choquantes, que celles-ci. Il va sans dire, mais il va surement mieux en le disant, que ces dispositifs ne sont pas uniquement applicables à l’islam, mais à toutes les convictions, et donc à toutes les religions, et d’ailleurs, pour la branche famille, dans les actions qui ont fait l’objet d’avis défavorables du comité restreint pour leur financement par les Caf, il y en a autant qui concernent le catholicisme, le judaïsme, ou le protestantisme, que l’islam.
3 . Je crois qu’en fait il y a polémique parce qu’une question, sous-jacente, n’est pas réellement traitée, dans le débat public, avec la laïcité, et qu’on veut lui faire porter une question qui la dépasse : celle qui porte sur la nature et l’importance de la « question islamiste », dont la « question djihadiste » n’est que la pointe acérée. Question tabou par crainte, et je la partage, de stigmatiser les musulmans de France. Et c’est peut-être cette crainte que partagent les responsables de l’Observatoire de la laïcité inquiets du tableau pessimiste dessiné par Gille Clavreul, et qui pourrait donner du grain à moudre aux « islamophobes ». Et je suis moi aussi scandalisé de voir apparaître sous couvert de laïcité des comportements anti-musulmans d’une violence extrême, qui ne sont, sous le vocable d’islamophobie, que l’habillage d’un racisme qui ne veut pas dire son nom, avec parfois des convergences troublantes avec certains courant républicains. J’en ai moi même fait les frais au moment de l’affaire « Vacances éthiques » au travers d’attaques de ces soi disant défenseurs de la laïcité, regrettant que je ne soit pas partisan d’une « laïcité de combat ». De combat contre l’islam, bien sûr.
Mais je sais que ce n’est pas non plus l’intention de Gilles Clavreul de stigmatiser les musulmans. C’est pour cela que je crois qu’il faut briser le tabou et dire qu’il y a une « question islamiste » et qu’il faut la traiter en tant que telle ; non pour stigmatiser l’islam et les musulmans : je parle bien d’une « question islamiste » et non pas de « la question de l’islam », d’une « question islamiste », en France comme à l’échelle mondiale. Et on doit à l’Institut Montaigne, et ce malgré des critiques souvent injustes, le mérite d’avoir mesuré l’impact de l’islamisme en France, dans un sondage réalisé par l’IFOP en 2016 : seuls 28 % des musulmans de France considèrent que « la loi religieuse est supérieure à la loi républicaine » ; cela montre bien que l’immense majorité, plus de 70%, des musulmans sont attachés à la République, comme l’était, je pense la majorité des catholiques en 1905. Mais en même temps, cela révèle qu’il y a entre un quart à un tiers des musulmans qui sont sensibles aux thèses islamistes, même s’ils ne sont pas, heureusement, radicalisés pour autant. Et c’est bien cet islamisme qu’il faut combattre, et non pas les musulmans, même ceux qui sont plus ou moins influencés par lui.
Et il faut dire « l’islamisme voilà l’ennemi », comme en 1877 Gambetta affirmait « le cléricalisme voilà l’ennemi. Pas plus que Gambetta ne voulait stigmatiser les catholiques, mais dénonçait les manœuvres de ceux qui voulaient les instrumentaliser pour abattre la République naissante, il ne faut stigmatiser les musulmans, mais dénoncer ceux qui cherchent à les instrumentaliser au profit d’un projet politico-religieux qui met fondamentalement en cause notre « vivre ensemble ».
Dire aujourd’hui « l’islamisme voilà l’ennemi », ce n’est pas oublier qu’il existe dans le catholicisme, comme l’a montré le mouvement « la famille pour tous », dans le protestantisme, notamment dans les églises influencées par les courants issus d’outre atlantique, ou dans le judaïsme, avec certains courants orthodoxes, des mouvements qui contestent aussi, contre le principe de laïcité, la suprématie de la loi républicaine, ou cherchent à s’isoler de la communauté nationale. C’est juste constater une situation de fait : le risque politique principal aujourd’hui (mais aussi, ne l’oublions pas, terroriste) pour la République vient de l’islamisme.
Dire aujourd’hui « l’islamisme, voilà l’ennemi », ce n’est pas nier ce qui peut s’investir dans l’islamisme de frustrations de la population d’origine maghrebine au regard des inégalités au sein de la société française, dont elle est souvent (pas toujours) la première victime, et que nous n’avons pas su entendre depuis 35 ans, après l’épisode de « la marche ». Bien sûr il faut s’atteler réellement à cette question, qui est une question sociale, au sens fort du terme. Mais il faut dire en même temps que c’est une stratégie organisée des islamistes de récupérer ces frustations à leur profit, comme les frères musulmans ont su le faire dans plusieurs pays du moyen orient.
Dire aujourd’hui « l’islamisme voilà l’ennemi », ce n’est pas nier la responsabilité incontestable de la République dans son émergence, au travers des errements de la colonisation, des atermoiements de la décolonisation, des apartheids institués (car c’est la République qui a défini comme « musulmans » ceux qui n’avaient droit en Algérie qu’à un statut de citoyen de seconde zone) et des violences perpétrées, notamment pendant la guerre d’Algérie. Ce travail de mémoire est à faire pour être au clair avec nous-mêmes et avec ceux qui en ont souffert et en souffrent encore aujourd’hui. Mais c’est dire clairement que ces fautes, ces crimes, ne justifient en rien le développement de cette idéologie régressive et mortifère.
Dire aujourd’hui « l’islamisme voilà l’ennemi », ce n’est pas construire un ennemi imaginaire pour alimenter notre passion pour le débat et la polémique avec un bouc émissaire facile. C’est juste rappeler une évidence : c’est l’islamisme qui désigne les peuples ou les personnes qui ne respectent pas la loi islamique telle qu’ils l’interprètent, ou d’ailleurs ceux qui veulent faire respecter les principes de la laïcité, comme ennemis de l’islam. Là aussi j’en ai fait moi-même l’expérience sur les réseaux sociaux au moment de l’affaire « Vacances éthiques ».
Mais ce débat n’est pas celui de la laïcité. Et je crois que cette mauvaise polémique, qui vient après d’autres, est née de ce que ces débats se traitent dans ce cadre. D’ailleurs la laïcité, à elle seule, ne réglera pas cette « question islamiste » qui nous inquiète à juste titre. La laïcité n’est qu’un rempart juridique, qui ne tiendra que si nous gagnons les batailles sociale, politique, mémorielle, mais aussi, disons le, idéologique ; c’est le défi que jette à la pensée humaniste et démocratique, celle issue des Lumières, la « question islamiste ». Et c’est d’ailleurs pourquoi, je n’étais pas d’accord avec l’interdiction du burkini : ces batailles (qui ne relèvent d’ailleurs pas directement de la laïcité, mais du statut de la femme dans la théologie islamiste) se gagnent dans les têtes et pas devant les tribunaux, et je n’ai pas été surpris par la décision du Conseil d’État sur ces contentieux. De même qu’a contrario je n’approuve pas, avec le recul, la démarche d’Edgar Morin, qui est pourtant pour moi l’une des lumières de la pensée d’aujourd’hui, acceptant de dialoguer avec Tariq Ramadan : c’était donner à ses thèses le statut d’une pensée possible ; heureusement, si l’on peut dire, les affaires d’aujourd’hui, semblent révéler le Tartuffe qui souvent sommeille chez les clercs les plus radicaux.
« Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde ». Cessons de parler de laïcité pour débattre de « la question islamiste » qui nous préoccupe. Et je suis sur qu’un consensus pourra se faire sur la façon de la traiter. Y compris entre les protagonistes de cette malheureuse polémique.
En d’autres termes, ne demandons pas à la laïcité, les uns et les autres, plus qu’elle ne peut donner ; mais sachons « désigner l’ennemi » et l’affronter sur son terrain qui est d’abord celui de l’idéologie. La laïcité est un rempart, que je m’enorgueillis d’avoir, avec ceux qui malheureusement semblent s’opposer aujourd’hui, contribué à consolider. Mais depuis la ligne Maginot on sait qu’on ne gagne pas les batailles uniquement derrière des remparts : c’est vrai en matière militaire, mais c’est vrai aussi dans le domaine de l’idéologie (car malgré le vocabulaire, mon propos n’est pas belliqueux et j’espère juste qu’il pourra le rester) où, comme aurait dit Gramsci, il faut aussi savoir passer « de la guerre de position à la guerre de mouvement ».
Paris, les 24/26 février 2018
Laisser un commentaire