D’abord. D’abord il y a Béthune (la ville où je suis né) dans le Pas de calais, à la pointe Ouest du bassin minier. Béthune et son beffroi, seul reste médiéval des anciennes libertés communales ; Béthune avec sa grand-place reconstruite en néo-flamand après les destructions de la grande guerre ; Béthune et son Église Saint Vaast (du nom en picard de l’évêque qui selon la légende dorée instruisit Clovis au christianisme) reconstruite elle en néo-gothique ; et à proximité, la succursale de la Banque de France, transformée aujourd’hui en centre d’art contemporain, et où se déroule en grande partie le roman. Béthune et sa confrérie des Charitables de Saint Éloi aussi, créée par deux maréchaux-ferrants pendant la peste qui ravagea l’Artois au 12ème siècle, et qui continue encore aujourd’hui d’enterrer les morts.
Et puis il y a le trésorier-payeur [1], qui n’est d’ailleurs ni trésorier, ni payeur : trésorier-payeur ça existe dans l’administration mais ça n’existe pas dans les banques, même à la Banque de France qui est un peu une administration ; et même à la Banque de France d’avant l’Euro.
Son nom est Bataille. Georges Bataille. Comme le mystique athée et touche à tout, écrivain, anthropologue, philosophe, économiste, romancier, poète, essayiste et même bibliothécaire. L’auteur de L’expérience intérieure, des Larmes d’Éros, et surtout de La part maudite dont le livre de Yannick Haenel est en quelque sorte une version romancée.
Un roman en forme d’éloge de la dépense. La dépense, pas la consommation et ce consumérisme qui alimente le capitalisme. Mais la dépense, si l’on peut dire, gratuite, la prodigalité, ce potlatch cher à Marcel Mauss, cette part maudite « représentée par les dépenses dites improductives : le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les constructions de monuments somptuaires, les jeux, les spectacles, les arts, l’activité sexuelle perverse (détournée de la finalité génitale), (…) activités qui, tout au moins dans les conditions primitives, ont leur fin en elles-mêmes » [2] et qui a inspiré Bataille.
Un roman qui parle de l’activité sexuelle justement ; pas de la sexualité, mais du sexe, comme d’une activité qui trouve naturellement sa place dans le récit du quotidien de ce « banquier charitable » , venu s’enterrer dans cette petite ville de la province profonde pour y poursuivre sa quête de la pierre philosophale de l’économie, mais qui est aussi un « amant insatiable » [3].
Un roman qui porte aussi une critique radicale du capitalisme « fondé sur le profit (et) mis en cause par le don, par la gratuité » [3], un capitalisme qui repose sur la dette plus que sur l’échange, une dette qui circule entre les banques et par laquelle « le monde capitaliste néo-libéral veut nous asservir » [3] ; un capitalisme qui comme toute religion a ses reliques, et notamment cette « relique barbare » comme disait Keynes, cette idole symbolisée dans le roman par le stock d’or de la Banque de France, devant lequel viennent se prosterner Ronald Reagan et Alan Greenspan de passage à Paris.
Mais un roman qui porte aussi une critique de la sobriété, en tous cas de sa conception ascétique et puritaine, pour lui préférer la gratuité hédoniste du don ou de la charité, « une charité qui déborde sa simple acception chrétienne et tend vers l’événement incalculable » [3].
[1] Yannick Haenel, Le Trésorier-payeur, Gallimard, 2022
[1] Georges Bataille, La notion de dépense, 1933
[2] Yannick Haenel, « L’objet de la dépense est l’intensité, pas l’autodestruction », Philosophie magazine, octobre 2022.
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