Il y a exactement un an, à l’occasion de sa démission, Nicolas Hulot posait avec un certain courage, la question de la compatibilité d’une politique écologique avec l’économie de marché. Depuis cette question hante le débat politique, opposant ceux qui considèrent que le sauvetage de la planète nécessite de sortir de l’économie de marché, et du capitalisme avec laquelle on la confond souvent, et ceux qui considèrent qu’au contraire, non seulement il est compatible avec l’économie de marché, mais que c’est la puissance des mécanismes de marché qui permettra de mettre en place les leviers considérables qui permettront de faire face à l’enjeu environnemental.
Comme la question sociale au 19ème siècle, la question environnementale, cette question essentielle de ce début du 21ème siècle, relance la question de l’économie de marché et de sa capacité à garantir, comme le pensaient les premiers penseurs libéraux le bien-être, optimum, pour tous ces individus qui constituent l’humanité. L’écologie politique est-elle compatible avec l’économie de marché ? La réponse est évidemment oui : comme la été le social au 20ème siècle : on attendait l’économie socialiste, et ce sont les État-providence qui sont venus pour réduire les dégats sociaux du marché. Est-ce que l’économie de marché produit spontanément un Écolo-monde ? La réponse est évidemment non ; l’économie de marché, et le capitalisme dont elle a permis le développement, est largement responsable de la dégradation de l’habitabilité de la planète, et ce n’est qu’en corrigeant ses défauts qu’on retrouvera les chemins d’un développement soutenable.
En fait ces deux questions sont exagérément simplificatrices, pour ne pas dire simplistes, appelant des réponses par oui ou par non là où il faut pouvoir conjuguer les effets puissants des mécanismes de marché, qui échappent largement à la volonté des acteurs, avec d’autres instruments de la boîte à outil des économistes, l’ensemble mis au service d’un projet global, un projet qui n’est pas d’abord économique, mais dont l’économie conditionne la réussite.
Depuis Adam Smith, les mécanismes de marché ont fasciné les économistes, y compris ceux qui ne se référaient pas à la tradition libérale dont il a été le précurseur ; fascinés par le paradoxe, pour le moraliste qu’il était d’abord, que la poursuite égoïste par chacun de son intérêt conduit à une forme d’altruisme collectif inconscient : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière, ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ». Cette puissance démiurgique, cette main invisible qui permet, grâce au prix, d’ajuster l’offre et la demande, a d’ailleurs fini par être assimilé à une personne par nombres de journalistes économiques qui parlent des marchés comme si il s’agissait d’acteurs conscients. En fait la vision libérale, très individualiste de l’économie, conduit, paradoxalement, à ce que le respect de liberté de chacun constitue une contrainte d’autant plus forte pour produire des biens qu’elle n’est portée par aucun acteur identifiable. Cette forme d’échange existait bien avant le capitalisme, comme l’a montré Fernand Braudel, mais sa généralisation à l’économie-monde a largement contribué à son extension.
C’est vrai qu’on n’a pas trouvé de mécanisme plus efficace pour ajuster, même si c’est parfois dans les souffrances et les crises, l’offre et la demande ; comme l’ont illustré les échecs des tentatives de Gosplan soviétiques : les plus gros ordinateurs et les meilleures bureaucraties du monde ne peuvent se substituer aux milliards d’ajustement que permettent ces confrontations permanentes entre acheteurs et vendeurs. La question n’est donc pas d’être pour ou contre l’économie de marché : si elle n’a, contrairement à une idée reçue, aucun caractère naturel (il a fallu -et il faut encore- de nombreuses conditions pour que les marchés se substituent au don et au contre don, puis au troc, et fonctionnent correctement, à commencer par l’invention puis le perfectionnement et aujourd’hui la gestion publique de cet « équivalent général » qu’est la monnaie), elle se reconstitue très spontanément dès lors qu’on veut la supprimer, comme l’illustrent les phénomènes de marché noir dans les économies adminsitrées, et ce y compris pour développer les activités illégales, comme l’illustrent les marchés de la drogue, des organes, ou même de la gestation pour autrui. Non , la question est de voir comment mettre ces démiurges que sont les marchés au service d’une économie plus humaine, plus sociale, et aussi, de plus en plus, plus environnementale.
A ce titre, il faut d’abord rappeler que les consommateurs bénéficient, grâce au marché, d’un réel pouvoir, qu’ils peuvent utiliser davantage qu’ils ne le font, en votant avec leur porte monnaie. C’est la possibilité de « sortir » (« exit » pour reprendre la terminologie d’Hirshman), de « changer de crémerie », pour une autre qui apporte des produits plus conformes aux exigences des consommateurs. Mécanisme extrêmement puissant, qui a eu plus de mal à s’implanter en France que dans les pays anglo-saxons, mais qui suppose, comme l’on fait les syndicats pour les salariés, que les consommateurs s’organisent pour cela, mais aussi que leur information soit améliorée, soit la plus exhaustive possible sur l’impact, notamment écologique, des produits qu’ils achètent. Ce à quoi ont contribué mais devraient contribuer davantage les mouvements consuméristes, en intégrant dans leurs études et leurs actions les conséquences sanitaires collectives et surtout environnementales de nos consommation. Mais cela suppose que les consommateurs intègrent dans leur comportements les conséquences de leur consommation et aussi qu’il existe des produits alternatifs dont le prix de vente ne soit pas un frein pour des choix plus écolo. Or c’est là une des difficultés, dans la mesure où la recherche du prix le plus bas reste, très souvent, un des déterminants principaux de l’achat, notamment pour ceux qui ont les revenus les plus modestes, comme on le voit pour le choix des fruits et légumes.
D’ailleurs, quelle que soit leur information et leur mobilisation collective, les consommateurs ne pourront jamais totalement intégrer deux insuffisances majeures des marchés laissés à leur seul fonctionnement : la difficulté à internaliser réellement ce que les économistes appellent les externalités, positives et négatives, et plus généralement leur myopie sur les conséquences à long terme de leurs fonctionnement.
Externalité positive, la contribution, essentielle, des abeilles, à la pollinisation, qui n’est pas rémunérée par le prix du miel, ni d’ailleurs par son usage (on peut aimer les abeilles pour leur contribution à la pollinisation sans aimer le miel). Externalités négatives, l’augmentation du CO2 dans l’air, des nitrates dans l’eau, la diminution de la biodiversité sous l’effet des pesticides, la liste en est hélas bien longue. Ce sont elles qui justifient la fiscalité écologique, qui n’est pas une « fiscalité punitive », mais la seule réelle façon d’intégrer, au delà de l’application du principe « pollueur payeur », les coûts environnementaux dans le prix des produits, et donc de rendre compatible l’objectif environnemental le fonctionnement des marchés. Relèvent de la même logique l’émission de droits à polluer ou la mise en place de critères environnementaux dans les traités internationaux de commerce.
Car si les marchés sont de remarquables moyens d’ajuster l’offre à la demande à court terme, ils se révèlent souvent incapables de gérer les mouvements longs, ou alors au prix de crises extrêmement graves, qui ont justifié, sous l’inspiration de Keynes, le développement du rôle régulateur des États. Ces politiques économiques doivent aussi devenir des politiques écologiques : c’est l’enjeu de l’affaire du siècle que d’obliger l’État à intégrer réellement ces objectifs, ce qui suppose aussi une modification fondamentale de leurs outils, notamment de cet indicateur central qu’est le PIB, et ne plus se limiter aux seuls États-nations : on ne fera pas l’écologie dans un seul pays. Il y a là un nouvelle frontières pour l’Europe,comme pour la relance de ce vieux concept de planification à la française, non seulement pour analyser, comme le fait par exemple le Giec, les conséquences à long terme de nos politiques, mais aussi pour, comme avaient prévu de le faire les accords de Paris, pour fixer des politiques mondiales, ou, à tout le moins, européennes.
Mais si les marchés peuvent, et doivent être domestiqués, ils ne sont pas non plus les seuls moyens d’allocation des ressources, ni d’ailleurs, contrairement à l’idéologie néo-libérale, nécessairement les plus efficaces pour cela.
Primo cela fait belle lurette, que contrairement au modèle historique et théorique, les marchés ne sont plus, pour l’essentiel, le lieu de la rencontre et de l’échange entre des individus, producteurs et consommateurs, mais celui de l’échange entre des entreprises souvent gigantesques, au sein desquelles se font beaucoup des allocations de ressources, avant que les hypermarchés, désormais numériques, organisent l’achat par l’individu-consommateur final. On l’oublie souvent, la première économie organisée, c’est l’entreprise, qui, en interne, échappe largement à la « loi du marché ». C’est dire l’importance de la notion de responsabilité sociétale et environnementale des entreprises, qui doit leur permettre, au delà des effets de mode du « green washing », de développer des forces de rappel interne pour intégrer dans leurs finalités d’autres éléments que le profit, et les dividendes des actionnaires. Cela suppose une profonde modification de la gouvernance, qui associe toutes les parties prenantes aux décisions, leur permette de faire entendre leur voix (« voice » dans la terminologie d’Hirshman) alors que les évolutions des dernières décennies ont renforcé le poids des détenteurs du capital. En attendant, les actions conduisant à mettre en exergue les conséquences, notamment environnementales, des politiques des entreprises, que ce soit lors des assemblées générales, dans les médias ou même, comme pour l’État, devant les tribunaux, contribuent à obliger les entreprises à intégrer davantage ces objectifs.
Secundo, dans les pays les plus riches, plus du tiers de la production relève des mécanismes de redistribution mis en place par les État-providence et qui relèvent de logiques différentes de celles du simple échange marchand, mais reposent sur des mécanismes d’assistance aux plus démunis, de compensation des handicaps, ou d’assurance contre les risques sociaux. Prônée par certains, comme Denis Kesler quand il vice-présidait le Medef, la gestion concurrentielle de l’État-providence n’a fait la preuve, par exemple aux États-Unis, ni de son efficacité sociale, ni de son efficacité économique. En fait la couverture d’un risque peut relever du marché, et donc de l’assurance privée, tant qu’il est individualisable et donc assurable, comme le risque automobile. Il ne le peut plus quand il devient social, et donc inassurable en dehors de mécanismes puissants de solidarité universelle ; comme le montre a contrario, le risque « dépendance » qui, malgré les besoins considérables et croissants n’a jamais fait l’objet d’une offre réelle des assureurs. Il en est de même du risque environnemental : on assure les agriculteurs contre les risques liés aux événements météorologiques, mais pas les calamités agricoles ; les assureurs peuvent couvrir les conséquences des catastrophes naturelles et climatiques, du moins tant qu’elles ne sont pas trop nombreuses, mais ils ne peuvent assurer la planète.
C’est un des enjeux de l’État-providence du 21ème siècle que d’intégrer dans les fonctions de redistribution et de solidarité cette dimension sociale-écologique, en même temps qu’en refondant le « consentement à la solidarité » dont on a vu avec la crise des gilets jaunes qu’il vacillait.
Tertio, comme tout n’est pas assurable, tout ne peut être mis en concurrence. C’est le cas, par exemple, des réseaux : on ne va pas construire en parallèle deux autoroutes ou deux lignes de chemin de fer, pour laisser le choix au consommateur. Là encore, la gestion privée de ces monopoles naturels dans le cadre de concessions dont la mise en concurrence n’est jamais facile à organiser, n’a pas fait la preuve de sa supériorité sur une gestion publique, qui n’est elle-même, il faut bien le dire, pas exempte de défaut. De même on n’a pas, comme le disent avec humour les défenseurs du climat, de deuxième planète comme alternative à celle qu’on habite ensemble.
L’échange marchand présuppose la propriété, et donc la possibilité de transférer ce droit de propriété d’une personne à l’autre. D’où les débats éthiques sur l’extension des mécanismes de marché au corps humain, organes, prostitution, ou gestation pour autrui, par exemple ; et l’idée que si l’on est d’abord son corps, on n’en est pas pour autant propriétaire, et donc qu’on ne peut, sauf à reconstituer des formes d’esclavage, en transférer la propriété de certains éléments, sauf, éventuellement, dans le cadre d’un acte gratuit.
De façon plus évidente encore, l’air que l’on respire, l’eau que l’on boit, et plus généralement ce qui fait l’habitabilité de la planète, ne peuvent être appropriés et constituent donc des « biens communs » qui ne peuvent être mis en concurrence. Nous sommes donc condamnés à les gérer ensemble, sauf à être victimes de cette « tragédie des communs« , qui, comme l’avait prophétisé en 1968 le biologiste Garett Hardin, conduit inexorablement à leur surexploitation, confirmant en cela une intuition d’Aristote : « Ce qui est commun à tous fait l’objet de moins de soins, car les hommes s’intéressent davantage à ce qui est à eux qu’à ce qu’ils possèdent en commun avec leurs semblables. »
La question est donc de trouver, à côté des marchés, des modes de gestion collectifs de ces communs. La solution de la nationalisation est évidemment inopérante, dans la mesure où, comme l’a illustré le nuage de Tchernobyl, ces éléments ignorent les frontières. Et outre que la gestion publique à l’échelle mondiale paraît difficilement envisageable à un terme proche, il n’est pas sur, comme l’avait développé l’économiste Elionor Ostrom, « nobélisée » pour son analyse de la gouvernance des communs, qu’elle ne soit pas déresponsabilisante pour les acteurs. Il faut probablement articuler plusieurs niveaux de gestion, non pas à côté des marchés, mais articulés avec eux, et reposant sur des formes renouvelées de gestion mutuellistes, de façon à combiner de façon nouvelle la défection (« exit ») autorisée par le marché et la prise de parole (« voice ») dans les organisations.
Paris, le 27 août 2019
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