Sous ce titre, Témoignage Chrétien du 6 avril 2023 a repris mon papier publié sur ce blogue : L’anti-Prince : Sur les 80 ans du petit prince.
On a longtemps pensé que Le Petit Prince était un conte pour enfants, puis un recueil de textes pour jeunes cathos en mal de célébrations postconciliaires. On a compris aujourd’hui que c’est d’abord un conte philosophique, même si, bien sûr, il peut aussi servir à l’éducation des enfants, ou à exprimer une forme de spiritualité, agnostique comme l’était Antoine de Saint-Exupéry lui-même. Mais qu’a-t-il donc voulu nous laisser comme message avec ce conte qui nous parle toujours, quatre-vingts ans après sa première parution à New York ?
C’est d’abord une longue méditation sur l’amour – éros avec la rose, philia, avec le renard, et agapé, même si la fraternité apparaît en creux de la solitude humaine –, une sorte de basse continue, ornée de nombreuses variations qui peuvent faire l’objet d’autant d’exégèses contradictoires. C’est peut-être cet entrelacs qui explique que c’est aujourd’hui le livre le plus traduit au monde après la Bible.
C’est aussi une histoire de dépression, celle qui conduit à contempler quarante-trois fois un coucher de soleil le même jour.
C’est encore, avec la galerie des personnages que rencontre le Petit Prince, une critique sociale : critique de la monarchie des apparences avec le roi, critique de la flatterie avec le vaniteux, critique de la culpabilité avec le buveur, critique de l’affairisme avec le businessman, critique d’un travail qui a perdu son sens avec l’allumeur de réverbère, critique de la connaissance théorique avec le géographe, critique de la perte de sens des sociétés modernes avec l’aiguilleur, critique – illichéenne avant l’heure – de la société de consommation avec le marchand de pilule, ou même critique des préjugés avec l’astronome.
Mais, surtout, dans la rencontre entre le narrateur et son double enfantin, Saint-Ex met en scène et fait dialoguer deux éthiques : l’éthique de conviction avec le Petit Prince, l’éthique de responsabilité avec l’aviateur, pilote de l’aéropostale, responsable de l’acheminement du courrier vers l’Amérique du Sud, puis pilote de guerre. Une éthique de la responsabilité qui exige de mettre les mains dans le cambouis, comme Saint-Exupéry dans le moteur de son avion. Mais quelle est alors la limite qui fait passer de l’éthique de responsabilité, avec un souci d’efficacité qui nécessite des compromis, au machiavélisme, celui de « la fin justifie les moyens », qui repose sur la duplicité et sur le mensonge.
À cette dérive, Saint-Ex n’oppose pas une éthique de conviction radicale, comme pouvait le faire sa contemporaine Simone Weil, mais appelle à revenir à l’essentiel : « Respect de l’homme ! Respect de l’homme !… Là est la pierre de touche* ! » dit-il ailleurs. C’est cette tension dialectique avec l’éthique de conviction qui joue le rôle de force de rappel pour l’éthique de responsabilité.
Tension dialectique, mais aussi tension poétique, autre clé du livre. Comme l’écrivait son auteur un an avant sa mort : « On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour**. »
Daniel Lenoir
* Lettre à un otage, Léon Werth, à qui est dédié Le Petit Prince.
** Lettre au général X, 1943.
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