Sur le fil

L’État-providence du 21ème siècle : personnaliste, convivialiste et fraternel (L’État-providence est mort, vive l’État-providence !, 2)

Nous vivons un moment gramscien. C’est vrai en général, et c’est vrai en particulier pour l’État-providence. Et même s’il a finalement relativement bien résisté aux trois crises diagnostiquées par le bon docteur Rosanvallon en 1980 : celles des coûts, celles de l’efficacité et celle de la légitimité. Mais le diagnostic reste d’actualité, c’est surement sur cette dernière que la crise à laissé les traces les plus profondes.

Les coûts de la protection sociale ont continué à augmenter, contrairement au sentiment largement partagé il n’y a pas eu de coupes sombres dans les dépenses. Surtout, une bonne partie de la création de richesse a été affectée à ce financement, réduisant d’autant, pour les classes moyennes notamment, l’évolution de leurs revenus nets d’activité. Comme on l’a vu avec la crise des gilets jaunes cette évolution s’est traduite dans une crise du consentement à la solidarité, dans la mesure où ce sont les fonctions de redistribution qui représentent désormais la plus grande part des prélèvements obligatoires et que c’est sur ce segments qu’ils ont le plus augmenté. La France est d’ailleurs désormais en tête des pays de l’OCDE pour ce critère. La difficulté à ajuster l’augmentation des recettes à l’augmentation des dépenses se traduit aussi par une tendance au déficit, et donc à l’endettement, supérieure en France à ce qu’elle est dans nombre d’autres pays européens comparables.

Mais la crise de l’État-providence n’est pas uniquement une crise financière, même si on a eu trop souvent tendance à la ramener à cette question du « trou de la sécu ». C’est aussi une crise de l’efficacité. Dans ce domaine également la situation de la France est globalement moins bonne que celle des autres pays européens comparables, puisqu’avec une dépense sensiblement supérieure nous avons des résultats sanitaires et sociaux qui ne sont pas meilleurs, et même parfois plus mauvais (à l’exception, toutefois, de la lutte contre la pauvreté), que ce soit en termes d’espérance de vie, d’état sanitaire, de lutte contre les inégalités ou contre le chômage, ou d’insertion et d’inclusion. De façon moins spécifique à la France, on peut se demander si les systèmes conçus dans l’après-guerre et reposant sur la couverture des risques et sur la compensation des handicaps n’ont pas atteint la zone des rendements décroissants, c’est à dire que l’Euro supplémentaire consacré à la protection sociale génère un supplément de bien être inférieur au précédent.

Mais ces deux crises en cachent une troisième, ce que Pierre Rosanvallon appelait « l’ébranlement intellectuel de l’État-providence », une crise de légitimité, qui contribue à fragiliser le consentement à la solidarité, et qui est une crise des fondements idéologiques de cet État-providence, une crise de l’hégémonie des thèses solidaristes. Crise paradoxale au demeurant, et que reflète bien la crise du consentement à la solidarité qu’ont exprimé les gilets jaunes : d’un côté les français restent attachés au système et le manifestent dans leur réaction en défense dès qu’un paramètre, même modeste en est modifié, mais de l’autre ils ne sont pas près à en payer le prix, considérant qu’il coûte trop cher et que la charge en est répartie de façon injuste. Ils ont, et ce depuis longtemps, le sentiment que c’est l’autre qui profite et abuse du système et ne paye pas son du. Le sentiment n’est pas nouveau, mais il s’est exacerbé au cours du temps. L’obsession, largement partagée, de la nécessité de lutter contre la fraude, en est la manifestation la plus forte : le fraudeur, évidemment, c’est l’autre.

C’est à cette crise de légitimité, cette crise idéologique de l’État-providence, qu’il faut d’abord répondre, y compris pour construire les réponses nécessairement techniques qu’il faudra apporter à la nouvelle question sociale. Cette crise idéologique a plusieurs dimensions.

Le vieux monde se meurt, et dans cet interrègne apparaissent tous les monstres.

Bien sûr les idées néo-libérales sont passées par là, avec leur corolaire, la montée d’un individualisme exacerbé : l’individualisme est positif quand il s’inscrit dans un projet d’émancipation des personnes, il est négatif quand il conduit à nier les mécanismes de solidarité qui font que celles-ci font société.

Mais il y a aussi l’épuisement de cette idée de  solidarité, traduction juridique, donc froide, de l’idéal de fraternité inscrit au fronton des édifices de la République, à côté de ceux de liberté et d’égalité. Les grands mécanismes de solidarité, qui permettent d’assoir le projet d’une sécurité sociale universelle, ont aussi l’inconvénient d’éloigner les citoyens des solidarités concrètes, de leur faire perdre le sens concret de ces solidarités nécessaires.

Il y a enfin le retour régressif sur des communautés (improprement appelées solidarités) réduites aux acquêts, de ces phénomènes communautaires, de ces replis communautaristes, sur des solidarités avec les mêmes, ethniquement, socialement, etc…

Enfin, il y a le réductionnisme économique de cette idée de solidarité et l’épuisement d’une forme simpliste de keynésianisme. La protection sociale est réduite à sa part dans le PIB, alors qu’il faudrait imaginer un État-providence social écologique,  qui ne ramène pas la richesse à ce seul PIB, mais s’inscrive dans une vision élargie de la richesse, qui intègre la question de l’habitabilité de la planète. Là aussi, la crise des gilets jaunes a été révélatrice et a montré qu’on ne pouvait dissocier une fiscalité écologique qui est nécessaire et qui n’est pas punitive, d’une forme de redistribution écologique, qui permette à tous de faire face aux charges nécessaires à la transittion environnementale.

Il faut donc dépasser ces mouvements contradictoires, dans les douleurs desquels cherche à accoucher un nouveau monde en repensant les fondements même de l’État-providence dans une optique personnaliste, convivialiste et fraternelle.

L’État-providence est mort, vive l’État-providence !

Personnaliste, il s’agit de dépasser l’opposition entre individualisme et solidarité. Dépasser d’abord l’individualisme mais en en gardant les idées positives de liberté et d’autonomie comme d’ailleurs de responsabilité, de rendre acteur la personne, mais en développant une attitude attentionnée, tenant compte aussi de ce qui caractérise la personne humaine, sa vulnérabilité. Mais il faut aussi dépasser une solidarité qui se limite à porter assistance aux plus faibles, à couvrir les risques de la vie et à compenser les handicaps, pour renforcer aussi une logique de développement des capacités, ou plutôt des « capabilités », y compris les capacités de résilience face aux accidents de la vie, dans une logique d’investissement social. Il s’agit donc de faire en sorte que les filets de sécurité que met en place la protection sociale soient, en même temps, des tremplins pour rebondir, comme on pourrait l’espérer d’une allocation unique de solidarité. D’où la nécessité aussi d’être à l’écoute des usagers, en matière de santé, évidemment, mais aussi  dans tous les champs de la protection sociale. D’où la nécessité de trouver un nouvel équilibre entre solidarité et responsabilité, comme cela a été fait avec la réforme des pensions alimentaire, où la mise en place de mécanismes de solidarité plus efficaces n’exonère pas le parent débiteur de sa responsabilité parentale.

Personnaliste aussi  pour dépasser la solidarité, en rééquilibrant l’approche statistique, donc anonyme, nécessaire à une couverture assurantielle des risques, avec une approche attentionnée sur chaque personne, centrée sur le parcours de chacun : parcours de santé, parcours professionnel, parcours de vie. Le développement des « big data » offre une opportunité extraordinaire pour concilier les grands nombres et l’approche individuelle.

Convivialiste, aussi. Au sens où chacun d’entre nous s’inscrit dans un « vivre en ensemble », mais aussi un « vivre ensemble sur la planète ». De ce point de vue l’État-providence du 21ème siècle devra être social, mais aussi écologique, et reposer sur le triptyque « économique, social et environnemental »: non seulement il ne s’agit pas d’opposer social et environnemental, ni non plus de les opposer à l’économique, mais au contraire, les concilier, ou plus exactement les combiner dans un nouveau régime de croissance, ou plutôt de développement de nos économies et de nos sociétés.  Comme l’État-providence du 20ème siècle a scellé les noces improbables du keynésianisme et de la social-démocratie, celui du 21ème siècle doit sceller celles l’économie politique et de l’écologie politique.

Fraternelle, enfin. Pour dépasser la notion fondatrice de solidarité, concept froid, en gardant du solidarisme l’idée d’interdépendance. Une solidarité qui s’inscrit dans une logique d’universalité, d’abord au niveau national, ce qui a été engagée en allant jusqu’au bout du projet universaliste du CNR. Il s’agit de dépasser les régressions communautaristes en évitant l’enfermement sur le même, tout en ré-imbriquant les solidarités de proximité , notamment territoriales, comme le fait l’initiative « territoires zéro-chômeurs », dans des solidarités plus globales. Il faut aussi renouveler cette vieille idée de démocratie sociale, en s’inspirant .

La révolution numérique nous permet de mettre en place les outils de ce nouvel État-providence. Mais la révolution numérique n’accouchera pas spontanément du nouvel État-providence. Elle peut tout aussi bien précipiter la crise de l’actuel et accoucher de ces monstres que prophétisait Gramsci. C’est pourquoi l’accouchement d’un État-providence  qui soit à la fois personnaliste, convivialiste et fraternel nécessite un travail sur les concepts dans une dialectique subtile avec les solutions techniques qui permettront de les mettre en œuvre.

Paris, le 4 septembre 2019

 

 

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