Monsieur le Premier ministre,
J’ai été surpris en écoutant les propos qui ont suivi votre déclaration de politique générale de vous entendre dire, à propos de l’allocation sociale unique, que vous n’aviez pas «trouvé de propositions concrètes sur ce sujet» en arrivant à Matignon. Surpris car ce projet figurait dans les notes que j’avais adressées au candidat Macron pendant la campagne de 2017 à la demande de Jean Pisani-Ferry, puis à son entourage après son accession à la magistrature suprême. Je me souviens, à l’été 2017, d’avoir suggéré à Julien Denormandie d’en faire un chantier préalable à toute réforme des allocations logement, de façon à éviter les « effets négatifs », ce qu’il a immédiatement repoussé avec les résultats que l’on connaît. D’avoir aussi proposé à Agnès Buzyn de me confier le pilotage de ce projet structurant pour l’avenir de la protection sociale, quand elle m’a annoncé la volonté du gouvernement de mettre fin à mon mandat à la direction générale de la Cnaf ; ce à quoi elle n’a pas donné de suite, ni même de réponse. Le projet a ensuite été repris par Olivier Noblecourt, avec qui j’en avais longuement parlé, sous le terme de revenu universel d’activité (RUA) quand, en 2018, il a élaboré la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté (plus connu sous le terme de « plan pauvreté ») ; sous ce même terme, il a fait ensuite l’objet d’une consultation citoyenne organisée en 2019 et d’au moins trois rapports de Fabrice Lenglart, dont le dernier en 2022 (dont c’est vrai je n’ai pas retrouvé d’autre trace que son audition devant la commission des affaires sociales du Sénat le 5 janvier). J’ajoute que dès 2016 et suite à des interrogations de la Cour des comptes, j’avais fait travailler mes équipes de la Cnaf sur le sujet, études dont les résultats ont été présentés lors d’un séminaire organisé par France Stratégie le 27 mai 2017.
En réalité j’ai été moins surpris par votre propos quand j’ai mieux compris votre projet : il s’agirait en effet non pas seulement de mettre en place le « versement social unique » prévu dans le programme Macron-2017, devenu en 2022 « solidarité à la source », mais, si l’on en croit Laurent Wauquiez, d’une « allocation sociale unique plafonnée » à « 70% du smic » autrement dit d’une réforme d’inspiration profondément néo-libérale, comme celle qui sous le terme de « universal credit » a fusionné six prestations sociales en 2013 au Royaume Uni avec des effets sociaux catastrophiques. C’est ce risque de dérive qui m’avait d’ailleurs conduit à abandonner ce terme d’allocation sociale unique pour lui préférer celui d’allocation universelle de solidarité, qui devait pour moi constituer le versant « impôt négatif » d’un revenu universel. Mais cela n’est visiblement pas votre projet.
Revenons sur celui-ci. L’idée de plafonner à un pourcentage du Smic la somme des prestations dites de « solidarité » se heurte à une difficulté de principe : la plupart de ces prestations, à l’exception de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) et, depuis sa « déconjugalisation », de l’allocation aux adultes handicapés (AAH), sont familialisées : pour un couple, il faudrait donc, en toute logique, en plafonner la somme au regard de deux Smic (à temps plein, s’entend). Je ne suis pas certain que ce soit sur cette base que les calculs qui prévoient une « économie » sur les finances publiques de 7 Mds € (chiffrage des Républicains) ou même de 5 Mds € (chiffrage de l’Ifrap, sur la base d’un plafonnement à 90 % du Smic) aient été effectués.
Surtout une telle mesure défavoriserait en priorité les familles monoparentales, i.e. pour l’essentiel des femmes seules avec un ou plusieurs enfants, situation dont on sait qu’elle est aujourd’hui l’une des principales causes de pauvreté : une mère seule avec deux enfants perçoit un RSA majoré pour isolement à hauteur de 1.360,54 € (éventuellement diminué des revenus qu’elle peut recevoir par ailleurs, puisqu’il s’agit d’une prestation différentielle), soit 77% du Smic ; au seuil de 70 %, elle verrait son RSA raboté et ne pourrait plus toucher les allocations logement auxquelles elle avait probablement droit. L’effet immédiat serait d’accroître la précarité de ces femmes, alors que l’accès à l’emploi, notamment à temps plein, leur est particulièrement difficile.
Je passe sur le fait qu’un tel plafonnement poserait un problème de cohérence avec la prime d’activité qui constitue une bonification des revenus d’activité à partir de 79,5 % (et jusqu’à 133%) du Smic, en accroissant les risques de discontinuité des droits.
J’attire également votre attention sur le fait que de telles réformes nécessitent une bonne maîtrise technique, comme cela a été le cas pour la prime d’activité quand je l’ai mise en place en 2016, faute de quoi la simplification recherchée risque, au contraire, de se traduire par une complexité supplémentaire, comme cela s’est vu avec la « contemporéinisation » des allocations logement.
Monsieur le Premier ministre, même si je ne partage pas vos options politiques, j’ai de l’estime pour vous qui avez su gérer au mieux cette catastrophe qu’aurait pu être le Brexit pour l’Europe communautaire. Je vous adresse donc cette lettre et j’espère que vous en prendrez connaissance. Je vous suggère, vous qui vous dite attaché à la justice fiscale, et donc, je suppose, sociale, plutôt que de poursuivre cette chimère de l’allocation sociale unique, de (re)mettre en chantier le projet de revenu universel dont j’ai esquissé à plusieurs reprise le contour sur ce blogue.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Premier ministre, l’expression de ma parfaite considération.
Daniel Lenoir
Ancien directeur général de la Cnaf
Paris, Croulebarbe, le 10 octobre 2024
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