Mesdames et Messieurs les quadrateurs (du net)
Je ne vous ai rencontrés qu’une fois, à l’occasion d’une réunion organisée par « Changer de Cap ». Je voudrais vous féliciter d’avoir réussi à démontrer « scientifiquement », à la suite de l’analyse approfondie du fameux « algorithme de la honte », que le ciblage des contrôles des prestations sous conditions de ressource délivrées par les Caf … visaient les bénéficiaires de ces prestations, i.e. les plus pauvres de nos concitoyens, puisqu’elles leur sont destinées.
Comme je l’ai déjà expliqué à de nombreuses reprises, ce n’est pas le soi-disant algorithme qui cible les pauvres, ce sont les prestations. Avant l’utilisation des big data, celles-ci faisaient déjà l’objet de contrôles fréquents, soit sur une base aléatoire, soit en fonction des « impressions » des contrôleurs, soit même parfois suite à des dénonciations (eh oui !). L’utilisation des big data pour améliorer le ciblage des contrôles vise uniquement à augmenter la probabilité de tomber sur une « fraude » (mais aussi sur une erreur) à l’occasion d’un contrôle, en évitant les biais subjectifs : il permet d’identifier sur un échantillon de plusieurs milliers de dossiers des corrélations entre certains comportements (des centaines de variables sont testées) et des dossiers frauduleux, sans vouloir y chercher une relation de cause à effet. C’est la raison pour laquelle je me suis toujours refusé à définir le profil type du « fraudeur ». C’est pour les mêmes raisons qu’en 2003, le ciblage des contrôles des arrêts de travail sur les plus gros prescripteurs, que j’avais mis en place à la Cnam, avait permis de détecter plus d’abus qu’en faisant des contrôles totalement aléatoires : cela ne voulait pas dire que tous les gros prescripteurs étaient laxistes, mais juste que la probabilité de tomber sur des prescripteurs trop accommodants était plus importante chez les gros prescripteurs. Dans tous les cas c’est le contrôle, effectué par un contrôleur, qui permet d’identifier les fraudes et les abus.
Bien sûr, il y a eu, semble-t-il, des dérives dans l’utilisation de l’outil, comme l’ont révélé les travaux du collectif « Changer de cap ». Je pense que celles-ci résultent d’une forme de détournement idéologique. C’est la conséquence de l’application des méthodes du « nouveau management public » , qui a conduit à fixer, à partir de 2018, des objectifs financiers, de surcroît croissants, à la lutte contre la fraude. On sait que, dans ce cas, l’atteinte de l’indicateur prend le pas sur l’objectif lui-même, comme cela s’est vu avec la politique de lutte contre la délinquance de Nicolas Sarkozy. Cela a probablement conduit à biaiser l’appréciation des contrôleurs, le ciblage des contrôle conduisant à une forme de suspicion de fraude. Et ce dans un contexte où les baisses d’effectifs dans les Caf associées à des réformes mal gérées ont conduit à une multiplication des problèmes.
Mais ce qui devrait surtout vous choquer, ce n’est pas l’utilisation de techniques efficaces de ciblage pour lutter contre la fraude, c’est qu’elles ne le soient pas, ou pas assez, pour mieux cibler les contrôles pour les fraudes aux cotisations sociales -bien plus importantes que les fraudes aux prestations comme vient de le révéler le Haut conseil pour le financement de la protection sociale-, comme d’ailleurs pour les fraudes fiscales, ou encore pour les contrôles des fraudes à l’assurance maladie des professionnels de santé.
Ce qui devrait vous choquer davantage encore, c’est qu’on n’utilise pas ces techniques pour développer la politique d’accès au droit pour cibler les personnes qui ne recourent pas aux prestations auxquelles elles pourraient prétendre (un tiers pour le seul RSA), comme je l’avais expérimenté en 2016, ce qui serait nécessaire si l’on veut que la « solidarité à la source » soit aussi un moyen d’améliorer l’accès au droit, et pas seulement de prévenir les erreurs et les abus.
Si je reviens sur ce sujet, alors que de votre côté vous êtes passés à autre chose, ce n’est pas dans l’espoir de vous convaincre. Je crains que ce ne soit peine perdue, aveuglés que vous êtes par un biais cognitif bien connu, le biais de confirmation, qui vous conduit à ne retenir des faits que ce qui va dans le sens de vos thèses.
Non, si je reviens sur le sujet, c’est qu’à l’occasion de ma participation aux travaux d’ATD sur la lutte contre la maltraitance institutionnelle, je me suis aperçu que vous aviez gagné une forme de bataille idéologique en faisant de ce soit disant « algorithme de la honte » une cause essentielle des difficultés des allocataires avec les Caf, et réussi à en convaincre nombre de mes interlocuteurs des associations de solidarité.
Cela a trois conséquences néfastes dont je vous accuse d’être responsables.
La première, en miroir de l’obsession de la droite sur la fraude, c’est qu’en dénonçant l’outil vous contestez le fait même de lutter contre elle. Or, comme l’a très bien noté le HCFips dans son rapport, ce que j’appelle le « sentiment de fraude » (par analogie avec le sentiment d’insécurité) nuit à la cohésion sociale, et plus précisément à ce que j’appelle le « consentement à la solidarité », nourrissant, certes souvent à tort, le fantasme d’un système laxiste. C’est pour lutter contre ce sentiment dont je sais qu’il alimente largement le vote pour l’extrême droite, et non pour des raisons financières, que j’avais fait de la lutte contre la fraude et les abus une priorité, en parallèle de celle que je m’étais donnée, de l’accès au droit.
La deuxième, c’est que l’arbre émissaire de « l’algorithme » cache la forêt des causes de maltraitance qui -et le travail fait par ATD le montre bien- sont bien autres : délais et erreurs de traitement, difficultés dans les accueils, suspension des prestations, évolution des pratiques de contrôles, modalités de recouvrement des indus, y compris non frauduleux, j’en passe et des pires sans doute ; le tout lié à des diminutions d’effectifs trop importantes dans les caisses et à des évolutions informatiques mal maîtrisées. L’abandon, comme vous l’avez demandé, du dispositif de ciblage des contrôles ne mettrait fin à aucune de ces dérives et n’aurait comme conséquence que de diminuer l’efficacité des contrôles et d’accréditer l’idée de fraudes massives.
La troisième, c’est qu’en attribuant à « l’algorithme » le ciblage sur les plus pauvres, vous détournez l’attention sur le problème principal : celui-ci n’est pas dans l’algorithme mais dans le système de prestations lui-même, dans le fait qu’elles sont conditionnées, qu’elles sont versées sous condition de revenu et/ou sous condition d’isolement. Je peux d’ores et déjà vous dire que la généralisation au 1er janvier de la condition d’activité pour bénéficier du RSA va, ipso facto, créer une nouvelle cause de « fraude » pour tous ceux qui ne la respecteront pas. Le fameux algorithme n’y est pour rien. C’est ce qui m’avait conduit à préconiser la mise en place d’un revenu universel, individualisé, inconditionnel, dont je me réjouis qu’il soit repris sous un autre terme dans les propositions d’ATD.
C’est une lourde responsabilité que de prétendre mettre son expertise au service des acteurs sociaux, de jouer en quelque sorte auprès d’eux le rôle d’intellectuel organique ; et c’est grave de se tromper dans l’analyse, de se tromper d’ennemi, car on les conduit dans des impasses.
Avec mes cordiales salutations
Daniel Lenoir, Ancien directeur général de la Cnaf (2013-2017)
Paris, Croulebarbe, le 15 octobre 2024
Postscriptum
J’ai appris dans un article de l’Huma « Pourquoi le logiciel de ciblage de la CAF se retrouve devant le Conseil d’État ? » publié le lendemain de cette lettre ouverte que vous aviez, avec d’autres, déposé un recours devant le Conseil d’Etat attaquant « le refus
de la CNAF, né en septembre, d’abroger la mise en œuvre de son algorithme ». Je dois dire que j’aurais pris la même décision implicite que l’actuel directeur général de la Cnaf. Je crois même que je l’aurais fait de façon explicite.
Vous justifiez votre démarche de la façon suivante : « Alors que l’utilisation de tels algorithmes de notation se généralise au sein des organismes sociaux, notre coalition, regroupant des organisations aux horizons divers, vise à construire un front collectif afin de faire interdire ce type de pratiques et d’alerter sur la violence dont sont porteuses les politiques dites de «lutte contre la fraude sociale». »
Je ne vais pas revenir sur le biais cognitif de cette interprétation, ni sur le fait que, si vous êtes suivis par la haute juridiction, cela interdira l’utilisation de tels dispositifs de ciblage pour lutter contre la part la plus importante de la fraude sociale, la fraude aux cotisations, ou contre la fraude fiscale, ou encore, pour mieux cibler la politique de lutte contre le non-recours.
J’observe en revanche que l’essentiel de vos arguments relèvent non pas de l’utilisation de l’algorithme mais de la façon dont sont exercés les contrôles, et des conséquences qui en sont tirées. Je crois peine perdue d’essayer de vous convaincre, mais je m’adresse aux partenaires qui se sont associés malheureusement à votre recours et où je compte de nombreux amis : il serait plus utile, comme vient de le faire ATD avec sa campagne « Stop à la maltraitance institutionnelle » de s’attaquer à cela plus qu’à un soi-disant « algorithme » de ciblage des contrôles, qui ne mérite ni tant d’honneur ni tant d’indignité. Ce qui relève de la compétence du Défenseur des droits et non du Conseil d’Etat.
Daniel Lenoir
Paris, le 23 octobre
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