« Tout a été dit cent fois et beaucoup mieux que par moi » disait Boris Vian. Et tout a été dit, ou presque, sur la rupture tectonique qu’a été l’adoption de la loi immigration, dite loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », promulguée le 26 janvier 2024. Mais en politique un clou chasse l’autre, et, de la nomination d’un tout jeune Premier ministre à la crise agricole en passant par les rapports particuliers à la vérité de la ministre de l’Éducation nationale, les clous ont été si nombreux depuis le vote de cette loi qu’on risque d’oublier d’en tirer les leçons pour notre fonctionnement démocratique et pour la gestion de la question migratoire.
Habilement, sauf pour trois dispositions, le Conseil constitutionnel s’est refusé à se prononcer sur le fond et a annulé la plus grande partie des dispositions les plus contestables de la loi en les qualifiant de cavalier législatif, « sans (donc) qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres griefs et sans (…) préjuge(r) de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles » et ce en considérant que, « adoptées selon une procédure contraire à la Constitution, elles lui sont donc contraires » ; tout cela au prix, il faut bien le dire, d’un usage particulièrement rigoureux de l’article 45(1) qui prévoit qu’un « amendement est recevable (…) dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte » initial. Une rigueur dont, au passage, le Conseil n’avait pas osé faire preuve pour sanctionner au titre de l’article 47-1 l’utilisation, que beaucoup de juristes considéraient abusive, d’une loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour porter la réforme des retraites.
Cela n’a pas suffit pour éviter le déclenchement d’une offensive contre l’ordre constitutionnel et son gardien : à l’accusation de gouvernement des juges s’est substituée celle, plus grave, de coup d’état de droit. Mais le plus choquant est l’espèce de comedia del arte à laquelle se sont livrés les différentes forces politiques et leurs responsables, chacun essayant de tirer son épingle d’un jeu de soi-disant dupes en mode « arroseur arrosé » : une majorité présidentielle, mais relative, apportant son soutien à un texte dont elle désapprouvait, en pariant sur leur annulation par le Conseil constitutionnel, une grande part des dispositions introduites par une majorité sénatoriale dominée par les ci-devant « Républicains » mais reprenant les principaux éléments du programme Lepéniste et qui n’a pas pu faire l’objet d’un débat à l’Assemblée nationale suite à une motion de rejet portée par la gauche mais soutenue par le Rassemblement national. La grande perdante de cette farce, c’est la démocratie, avec un mode d’exercice du pouvoir qui n’a plus grand-chose à voir avec le « parler vrai » rocardien ni avec l’éthique de Ricoeur dont il se réclamait, … il y a longtemps.
Si c’est le plus choquant, ce n’est pas le plus grave : cette affaire a donné à l’héritière de Jean-Marie Le Pen, comme elle l’a revendiqué elle-même, une victoire idéologique. Une victoire idéologique, car même si c’est en croisant les doigts derrière le dos au moment de voter pour les députés macronistes, le principe de la préférence nationale a été validé par le Parlement. Une victoire idéologique confirmée par les sondages qui ont vu dans Marine Le Pen la grande gagnante de cette partie, en plébiscitant au passage les principales mesures portées par la loi[1].
Mais derrière la comédie constitutionnelle se joue aussi une véritable tragédie planétaire autour de la question migratoire. Bien sûr on ne peut que partager les deux objectifs affichés par la loi, « contrôler et intégrer ». Bien sûr, il faut réguler les flux, et la gauche a eu tort de l’oublier comme l’a rappelé récemment la fondation Jean Jaurès[2] et c’est une bonne chose de renforcer la lutte contre les passeurs et les marchands de sommeil et de sanctionner davantage les employeurs de travailleurs sans papiers. Bien sûr il faut pouvoir exécuter les OQTF, mais à condition de le faire dans le respect des droits humains ; bien sûr, il faut éviter le détournement du droit d’asile, mais sous prétexte de décentralisation et de simplification la réforme de la Cour nationale du droit d’asile va réduire la possibilité de tenir compte de façon collégiale des spécificités des pays d’origine. Et de l’autre côté, la possibilité de régulariser les travailleurs sans papiers dans les métiers en tension, la jambe gauche initiale du projet de loi, maintenue pour des raisons symboliques, ne change quasiment rien au droit.
Surtout, le grand perdant c’est l’objectif qui devrait être premier en matière d’immigration, l’intégration, ce grand échec de la politique conduite depuis des décennies. Les mesures votées reposent principalement sur des obligations pesant sur les immigrés (maîtrise de la langue, adhésion aux valeurs de la République) mais ne mettent pas en place cette politique de l’hospitalité que demandait le Conseil national des villes dans son avis au gouvernement[3]. Au contraire, sous prétexte de diminuer la soi-disant attractivité de la France en matière de protection sociale, une majorité de rencontre était prête à conditionner à une durée de séjour significative les droits sociaux des étrangers en situation régulière et à réduire les possibilités de regroupement familial : ce n’est pas en les renvoyant dans la précarité et l’isolement que l’on va assurer l’insertion de ces personnes.
Si l’on ne veut pas laisser le terrain de l’immigration occupé par le seul Rassemblement national, il est urgent de soumettre ces questions à une réelle (ré)appropriation démocratique en organisant une conférence citoyenne sur le sujet, comme le demandait d’ailleurs le même Conseil national des villes.
[1] Pour les Français, Marine Le Pen est la grande gagnante du vote de la loi immigration – Odoxa
[2] La gauche et l’immigration. Retour historique, perspectives stratégiques
[3] Note de contribution au PDL Contrôler l’Immigration et améliorer l’Intégration
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