C’est un long poème en prose ; un roman, certes, mais en forme de poème, de méditation, de rumination ; une rumination mais en forme de flottaison et en forme de plongée : une barque, une balancelle, au milieu du lac El-Assad, qui flotte sur le vide de la mémoire ; un masque et un tuba pour plonger, « redescendre sous l’eau (…, pour) voir ce que (la) mémoire n’a pas retenu », essayer de retrouver, de toucher, le fond du lac, la vie d’avant. Avant que l’hubris barbare, le chic-chac, d’Hafez, le père, ne recouvre de cette eau omniprésente la vallée et le village où il est né, lui, Mahmoud. Avant que la paranoïa mortifère de Bachar, le fils -« son Ophtalmologue de fils », celui qui a inspiré la torture des yeux brulés à la cigarette ou passés à la lame de rasoir-, ne lui prenne trois ans de sa vie en liberté puis la vie de ses trois enfants, Brahim, Salim et Nazifé. Avant que la violence fanatique de Daech ne déchire pendant son absence sa femme, Sarah, sa compagne en poésie.
C’est le roman-méditation de Mahmoud, le poète, dont la poésie miroite dans le lac, comme dans celle d’Antoine Wauters, cette « poésie (qui) lui servait à emprisonner la prison », quand il était dans le trou. Un roman-poème à la recherche du temps perdu, de ce qui s’est perdu au fond de ce lac, dans cette « eau nommée souvenirs ». C’est un roman-poème sur la solitude, « la solitude de l’eau », le roman-poème d’un solitaire qui veux « faire le tour de (lui)-même ». C’est un roman-poème pour donner forme au silence, à l’eau informe du silence. Un long poème, « la main invisible du silence » ; des mots, ces « bras armés du silence » ; même si « l‘écriture (…) ne ressuscite rien ».
Un long poème « rempli(s) de peur, et de rage et de peine », mais rempli de vide aussi : « la vie est belle, mais elle est vide », « ce monde entier est vide ». C’est un roman-poème sur lequel plane l’ombre, le fantôme du suicide, ce visiteur du soir : « il vient me voir et plus rien d’autre n’existe » ; le suicide pour échapper au vide du sens, et au cancer qui lui ronge la peau.
C’est l’histoire d’un prix aussi. Un prix littéraire, celui du Livre Inter. Un prix différent des grands prix littéraires qui font chaque année la côte des auteurs, la reconnaissance par les pairs et par les maisons mères, les grands éditeurs. Ce n’est pas le prix des auteurs et des littérateurs, des académiciens et des experts du langage ; c’est le prix des lecteurs, enfin des 24 lecteurs-auditeurs de France Inter, sélectionnés parmi des milliers. Une certaine idée du service public. Cette année leur choix s’est fixé sur le livre totalement atypique d’un auteur belge, qui n’est jamais allé en Syrie, mais qui a médité sur cette figure moderne et inversée du déluge qu’est le lac de Tabqa, que Daech voulait détruire pour inonder ce berceau de la civilisation qu’est la vallée de l’Euphrate, et sur les événements qui ont touché ce pays doublement martyr : martyr du (des) bourreau(x) El Assad, et martyr de la folie terroriste des islamistes. Une sorte de prière agnostique sur le mal.
Paris, le 20 juin 2022
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