Des trois mousquetaires de la Philosophie qui nous ont aidé à passer du vingtième au vingt et unième siècle, Edgar Morin toujours actif, René Girard, qu’il avait accueilli à l’académie française et qui l’a précédé il y a presque quatre ans, Michel Serres qui vient de nous quitter occupe une place particulière. Contrairement aux deux précédents, l’académicien n’a pas forgé l’épée tranchante d’un nouveau concept, comme la complexité chez l’un, ou le désir mimétique chez l’autre. Philosophe intuitif plutôt que systémique, espiègle plutôt que sentencieux, optimiste, ou plus exactement positif, plutôt que pessimiste, il a, en revanche souvent perçu avant tout le monde, à contre courant des idées reçues, ce qu’on appelle improprement les signaux faibles, et qui ne sont faibles que parce que, tels ces « méchants faits qui, selon Marc Bloch, viennent détruire les belles théories », ils ne sont pas sous le lampadaire des zélateurs aveuglés par la lumière de leurs dogmes. « Je n’ai pas de logo, pas de marque » revendiquait-il.
Plutôt que des concepts, il a préféré inventer des personnages, à l’image du plus célébré d’entre elles, « petite poucette » (c’est quand même plus joli que digital native), la fille de maintenant, c’est à dire celle qui tient dans sa main le monde entier, ou de « grand papa ronchon », qui ne cesse de répéter, contre toute évidence que « c’était mieux avant ».
Ainsi il a été l’un des premiers, en 1990, à intégrer dans une vision du monde l’enjeu environnemental, en proposant avec le contrat naturel de donner des droits à la nature, ou plutôt de donner le statut de « contrat » à la symbiose entre les humains et la planète : « la symbiose admet les droits de l’hôte, alors que le parasite -notre statut actuel – condamne à mort celui qu’il pille et qu’il habite sans prendre conscience qu’il se condamne lui-même à disparaître ». Un parasite qu’il personnalisera quelques années plus tard avec la figure du « malpropre », celui qui affirme son droit d’abuser en salissant de ses déchets l’habitat commun.
Il a été aussi un des premiers, en 2012, à analyser, avec la figure de la « petite poucette », les conséquences cognitives, sociales et sociétales de la révolution numérique, non pour la rejeter, mais avec le souci d’en identifier les opportunités autant que les risques, en essayant d’en analyser les conséquences sur les rapports au savoir et à leur transmission, appelant, face au « renversement de la présomption de compétence » entre le maître et l’élève, à une véritable révolution pédagogique, qui avait déjà pris la figure du « tiers instruit ».
Familier, comme Bachelard, de ces sciences qu’on dit dures et des mathématiques qui leur ont fourni un code de compréhension, autant qu’attentif à la poésie des images, attentif à toutes les formes de codification, comme l’informatique ou le droit, tout autant que de titinophilie, sceptique et agnostique tout autant que religieux, ce philosophe prophète n’était pas comme Philippulus (celui de l’étoile mystérieuse) annonciateur de catastrophes, mais découvreur de nouveaux chemins de vie pour l’humanité.
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