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Plus d’Ena ! mieux d’État ?

En supprimant l’Ena, Emmanuel Macron va-t-il réussir -là où nombre de ses prédécesseurs ont échoué-, à moderniser l’État en s’attaquant à ses « premiers de cordée », ceux qu’il est coutume d’appeler les « hauts fonctionnaires ». Ce serait en tous cas une belle ruse de l’histoire que ce soit l’un des représentants les plus symboliques de ces énarques qui mette fin à la possibilité d’intégrer « à 25 ans » les grands corps sans « s’être distingué par des résultats concrets », et en même temps à cette dérive qui a transformé en « noblesse d’État » ceux qui avaient vocation à en être les serviteurs -comme l’Empire avait transformé en maréchaux certains généraux républicains-, et qui contribueraient à ce fameux « État profond » auquel se heurte les volontés politiques les plus affirmées.

En tous cas tel semble être le projet, engagé, sans prévenir, à un an de l’échéance présidentielle, d’une véritable révolution dans le recrutement, la formation et surtout la gestion des cadres dirigeants du public, diversifiant l’origine de ceux qui accèdent aux plus hautes responsabilités administratives, supprimant l’accès direct aux grands corps, créant un corps unique d’administrateurs de l’État qui intègre y compris les inspecteurs généraux, les préfets et les diplomates, et imposant à tous une première expérience « sur le terrain », avant d’être appelé à exercer des responsabilités nationales.

Alors pourquoi nombre de ceux qui ont prôné une telle réforme ne s’y retrouvent-ils pas, à commencer par certains des rédacteurs du rapport au vitriol de la promotion Senghor qui, après d’autres, remettaient en cause le système Ena, et dont l’un des signataires s’appelait … Emmanuel Macron.

Bien sûr il y a le soupçon que la décision de tout changer ne masque, comme pour le Tancrède du Guépard, la volonté que rien ne change : ce qui est supprimé c’est juste le nom, Ena -un acronyme qui, des révolutionnaires de 1848 à Michel Debré en passant par Jean Zay, symbolisait un projet républicain d’ouverture méritocratique de la haute fonction publique, ce qui a conduit à la mise en place dès l’origine et pour la moitié des entrées d’un concours interne pour les agents publics ayant déjà une expérience, puis d’un troisième concours- ; un acronyme sacrifié sur l’autel des ronds-points, mais heureusement pas l’école rebaptisée pour la cause Institut national du service public. En revanche n’est pas supprimé le classement de sortie qui fait de la scolarité à l’Ena un concours permanent au détriment de l’acquisition de savoir faire pratiques et des élèves issus du concours interne. Quant à la diversité des origines, celle-ci s’est érodée au fil du temps  révélant un phénomène de réaction nobiliaire analogue à celui qui a précédé la révolution de 1789. Mais malgré les tentatives, très médiatisées à l’époque par son ancien directeur, d’ouverture de Sciences Po aux jeunes des quartiers, il y a peu de chances que cela change car il faudrait agir bien en amont du concours d’entrée.

Mais surtout, un train peut en cacher un autre. Et le diable, en l’espèce, se cache dans un détail de l’ordonnance : en substituant la notion de statut d’emploi à celle de statut, en mettant en place la « fonctionnalisation » des emplois, elle ouvre une brèche dans le statut général de la fonction publique et conduira à la mise en place d’une sorte de marché du travail des dirigeants du public, chaque poste étant remis en jeu, a priori tous les trois ans, en concurrence comme c’est déjà le cas avec le recrutements de contractuels, et le statut ne jouant plus le rôle que d’une assurance chômage au rabais.

Après tout pourquoi pas, si, en même temps, ça améliore l’efficacité de l’État ; et c’est vrai que la France ne brille pas par l’efficacité de sa sphère publique, et la crise du Covid a révélé les failles considérables de notre système. Mais là aussi rien n’est moins sûr. D’abord, c’est oublier que le statut des fonctionnaires est le résultat d’une longue histoire qui vise à concilier la neutralité du service public et la loyauté vis à vis des élus du peuple. Ce nouveau mode d’organisation de l’État mettra en place une dépendance à l’égard du pouvoir politique qui touchera un cercle plus large encore que le « spoil system » américain, et limitera les possibilités d’expression d’alertes internes, comme cela s’est d’ailleurs déjà manifesté à l’occasion de la crise du Covid, ce qui ne risque pas d’améliorer l’efficacité de la décision publique. On peut s’inquiéter à cet égard de la perte d’indépendance d’inspections générales comme celle des affaires sociales, dont la crédibilité des rapports sur des affaires comme celles du sang contaminé ou celles du Médiator risque d’être du même niveau demain que celle de l’IGPN sur les violences policières. Et aussi de ce que pourrait en faire une extrême droite arrivant aux manettes.

Et puis, comme le montre la crise de l’hôpital, ce n’est pas la transposition formelle des méthodes du privé qui permettront de régler ce « mal français » de l’efficacité du service public mais un travail de fond, hélas abandonné depuis Michel Rocard, d’évaluation et d’ajustement permanent d’une action publique elle-même trop contrainte tant sur le plan réglementaire que budgétaire. Et cela , hélas, ne risque pas de changer.

Paris, le 31 mai 2021

 

 

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