Le 20 mars, je suis intervenu devant la section Sciences humaines et sociales de l’Académie d’agriculture de France sur le thème de la Prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture à partir du rapport que j’ai remis au gouvernement en juillet 2023 à l’issue de la mission de coordination du plan « Mal-être agricole » dont j’ai été chargé pendant près d’un an et demi [1]. Je reprends ici cette communication.
La genèse d’une nouvelle politique publique
1° Le point de vue développé dans ce rapport est d’abord celui d’un « ingénieur des politiques publiques ». Dans la conception et la mise en œuvre de cette politique publique, définie comme « un programme d’action propres à une ou plusieurs autorités publique ou gouvernementales »[2], il s’appuie notamment sur des expertises en droit et en économie appliquées aux politiques sociales mais aussi en santé et en agronomie.
2° Il est intéressant de revenir sur la genèse de cette nouvelle politique publique. Celle-ci a été élaborée à partir d’une « feuille de route » intitulée « Prévention du mal-être agricole et accompagnement des agriculteurs en difficulté » [3]; une feuille de route, non pas une feuille blanche, certes, mais presque’une feuille de brouillon ; ou plus exactement un palimpseste écrit sur plusieurs couches :
- La première c’est le film « Au nom de la terre » [4], d’Edouard Bergeon, racontant le suicide de son père, incarné par Guillaume Canet, et qui a été présenté à l’Elysée avant sa sortie en salle en 2019.
- La seconde ce sont deux rapports parlementaires : celui, rédigé à la demande du gouvernement par Olivier Damaisin [5], et celui, élaboré dans le cadre de la commission des affaires économiques du Sénat par Henri Cabanel et Françoise Férat [6].
- Ces deux rapports ont fait eux-mêmes l’objet d’un travail inter-administratif piloté par un inspecteur général de l’agriculture.
- Avant d’être repris, à six mois d’une double échéance électoral, dans le cadre de cette « feuille de route », finalement élaborée par les cabinets des trois ministres impliqués ; une « feuille de route » qui est aussi un acte politique qui envoie un message au monde agricole : « on s’en occupe ».
3° Dès le démarrage de ma mission de coordinateur national de cette feuille de route, en janvier 2022, un travail de clarification a conduit :
- d’abord à viser plus explicitement le risque suicidaire derrière l’euphémisation du « mal-être » ;
- ensuite à élargir le champ à l’ensemble des actifs agricoles [7], c’est à dire non seulement les exploitants agricoles, travailleurs indépendants, mais aussi les salariés de la production, dans les exploitations ou chez les prestataires de service de plus en plus nombreux ;
- et, enfin, à une extension du domaine du risque, pour viser des risques émergents, comme par exemple le risque de burn-out, d’épuisement professionnel, qui se développe comme chez l’ensemble des indépendants, et qui ne relèvent pas tous du risque suicidaire, mais contribuent au « mal-être » de la population agricole.
4° Tout cela a conduit à mobiliser d’autres types de compétences qu’on utilise plus rarement dans l’élaboration des politiques publiques, notamment la sociologie (rurale) et la psychosociologie. Cela renvoie à la définition de Pierre Muller d’une politique publique vue comme « un processus de médiation sociale » visant à « prendre en charge les désajustements entre un secteur et les autres secteurs ou avec la société globale » [8]. Il ne s’agit pas pour autant d’un travail de recherche ; ou alors plutôt d’une recherche-action, l’action consistant dans le développement et la mise en œuvre de la politique publique. Il fait ressortir pour le « mal-être agricole » des causalités similaires à celles que Bertrand Hervieu et François Purseigle [9] constatent pour le nouveau « malaise agricole », qui explique largement la crise actuelle du monde agricole.
Une politique publique définie en termes de parcours de santé et de vie.
1° Comme souvent dans la définition des politiques publiques sociales et de santé, celle-ci repose d’abord sur la notion de parcours (de vie, de santé, de soins, etc…) [10] et met en place dans cette optique des dispositifs de détection, d’orientation, d’accompagnement et de prise en charge des personnes en situation de risque. On se limitera ici à quelques focales sur certains de ces dispositifs.
2° En matière de détection et d’orientation, la mesure phare du plan est la constitution d’un réseau de « sentinelles ». Inspirées d’un dispositif mis au point au Québec, les sentinelles sont des personnes :
- volontaires, détachés des obligations vis à vis de leur employeur dans cette activité pour éviter les conflits d’intérêt,
- formées pour détecter les signes de mal-être, savoir en parler avec les personnes en risque, puis les orienter vers les différentes structures de prise en charge selon les situations auxquelles elles sont confrontées.
Le réseau des sentinelles en agriculture est animé par la MSA sous l’égide des ARS. Une charte des sentinelles fixe les règles de fonctionnement de ce réseau pour l’ensemble des sentinelles comme des parties prenantes. Elle relève du droit souple au sens du Conseil d’Etat [11] et a autant une vocation pédagogique que de normalisation.
3° D’autres dispositifs de détection et d’orientation existent, notamment Agri-écoute, dispositif d’accueil téléphonique mis en place par la MSA il y a dix ans. Un dispositif mis au point par une équipe de l’Université de Montpellier [12] pour les dirigeants de TPE (très petites entreprises), Amarok [13], a également été testé en agriculture et pourrait être généralisé. Il repose sur un auto-diagnostic des facteurs de risques et des facteurs de protection.
4° La prise en charge des agriculteurs en difficulté, au départ la cible principale du plan, est révélatrice des tensions qui affectent le monde agricole et des références idéologiques différentes qui s’y affrontent avec une forme de concurrence, ou en tous cas d’émulation, entre plusieurs courants :
- Solidarité paysans a été créé à la fin des années quatre-vingt par la Confédération paysanne et Chrétiens en milieu rural (CMR). Son intervention repose sur un engagement militant et bénévole d’accompagnement des exploitants en difficulté, souvent effectué par des retraités de l’agriculture. Le courant qu’incarne Solidarité paysans a tendance a considérer que le mal-être, et donc le suicide, est un des dégâts du productivisme et par voie de conséquence à promouvoir des solutions « agro-écologique » [14].
- Les cellules Réagir ont été promues par la FNSEA à partir de juin 2021. Elles fédèrent au niveau départemental les initiatives parfois très anciennes des différentes branches de la profession agricole (courant majoritaire) notamment les dispositifs d’appui aux agriculteurs en difficulté mis en place par les Chambres d’agriculture au milieu des années quatre-vingt, et les dispositifs de prévention du suicide en agriculture, mis en place par la MSA dans les années deux-mille-dix. Le courant majoritaire a tendance, lui, à incriminer l’agribashing [15] comme principale cause du mal-être en agriculture.
- AlloAgri [16] dispositif d’accueil téléphonique pour les agriculteurs en butte à des difficultés a été créé par la Coordination rurale fin 2020 également. La Coordination rurale a tendance, elle, à incriminer la lourdeur administrative, les normes et les contrôles comme principale cause du mal-être agricole.
La concurrence politico syndicale dans la prise en charge des agriculteurs en difficulté peut avoir des effets négatifs. Pour autant, le pluralisme de l’offre a l’avantage de permettre de prendre en charge les différentes personnes concernées en fonction de leurs affinités électives.
Une politique publique qui a permis de mieux cerner les causes du mal-être agricole
1° Une fois passée la réprobation morale dont il était l’objet, la question du suicide a d’abord été analysée, dès le début du 19ème siècle, comme une question psychiatrique, puis à la fin du 19ème siècle, comme une question sociologique et enfin, au cours du 20ème siècle comme une question épidémiologique. Ces approches illustrent le caractère multifactoriel du risque suicidaire.
- La dimension sociale de la question ne saurait faire oublier sa dimension pathologique : ainsi une récente étude de la MSA révèle que le taux de suicide est prés de 15 fois plus élevé quand il existe une pathologie psychiatrique [17].
- Depuis Durkheim [18], on sait que les déterminants sociaux jouent un rôle important dans les conduites suicidaires [19].
- Au carrefour de la médecine et de la sociologie, l’approche épidémiologique permet de développer des politiques de santé publique, dont l’expérience des pays scandinaves montre qu’elles peuvent donner des résultats significatifs.
2° Contrairement à une idée reçue, reprise récemment dans l’ouvrage de Eric Orsenna et Julien Denormandie [20], l’agriculture n’est pas le métier dans lequel on se suicide le plus et en agriculture les salariés de la production se suicident probablement plus que les agriculteurs. On peut penser que pour les exploitants les facteurs de risques importants sont contrebalancés par des facteurs de protection qui restent forts, notamment l’indépendance et l’autonomie des exploitants agricoles, la fierté du métier, ainsi que la famille. Il n’en demeure pas moins que le taux de suicide reste supérieur à ce qu’il est dans la population générale.
3° Parmi les facteurs de risques, les facteurs économiques et de revenu, mais aussi le poids de la dette sont importants, mais ne sont pas nouveaux. Il faut aussi mentionner la précarité, importante en agriculture [21], et qui joue probablement davantage pour la population salariée, notamment les salariés temporaires particulièrement nombreux en agriculture, et plus encore les travailleurs détachés, qui font partie des invisibles de la population agricole. Le risque suicidaire peut aussi être analysé comme un risque professionnel, avec les difficultés de prise en charge des questions de santé et sécurité au travail en agriculture, et plus généralement de qualité de vie au travail (QVT). La question de la sécurité des personnes et des biens à laquelle la cellule Déméter [22] cherchait à répondre, ne semble jouer qu’un effet assez faible en revanche.
A côté de question plus ancienne comme celle du célibat ou plus généralement de l’isolement, la question de la conciliation vie familiale et professionnelle devient importante, notamment pour les femmes cheffes d’exploitation. Les addictions comme les violences familiales, sujets souvent tabous, peuvent constituer aussi des facteurs aggravants.
4° Au delà de cette analyse des facteurs de risque qui, pour la plupart ne sont pas nouveaux, on peut noter une augmentation significative de deux types de risques qui peuvent laisser craindre une augmentation des risques de mal-être et, indirectement, des risques suicidaires.
- Le premier vise la question de la transmission dont le poids financier s’est accru, avec de surcroit une augmentation des transmissions hors cadre familial et même à ceux que la profession appelle de façon révélatrice les Nima (non issus du monde agricole, aujourd’hui à 60% des candidats à l’installation).
- Le second vise l’évolution des métiers agricoles avec un triptyque qui est le même que celui qui explique le développement des risques psychosociaux dans les entreprises des secteurs secondaire et tertiaire : incertitude croissante, charge mentale et injonctions paradoxales créent une tension psychologique forte.
- Accroissement des incertitudes qu’illustre la multiplicité des crises agricoles (économiques, mais aussi climatiques ou sanitaires), plus vécues comme des menaces que comme des risques, et donc difficilement assurables. A l’assurance des risques il faut progressivement développer la résilience des systèmes.
- A laquelle s’ajoute l’augmentation de la charge mentale liée à non seulement à la gestion des normes et des procédures, comme cela a été dénoncé récemment, ainsi qu’à la difficulté pour des petites entreprises à assumer la fonction d’employeur, mais plus fondamentalement à la nécessité de gérer des écosystèmes plus complexes. La complexité du métier d’agriculteur n’est pas nouvelle mais elle était gérée dans le cadre de routines auxquelles ont succédé avec la révolution verte le recours à une fonction de production simple reposant sur le rendement marginal des facteurs de production, considérant comme négligeables les rétroactions ou les externalités, positives ou négatives.
- Et enfin d’être soumis à des injonctions paradoxales (qui ne sont pas nécessairement contradictoires, mais sont vécues comme telles) entre l’impératif alimentaire et l’impératif environnemental.
L’ensemble finit pas poser la question du sens de l’activité agricole.
5° C’est cette analyse qui m’avait amené à proposer l’organisation d’une conférence citoyenne sous l’égide du CESE permettant de sortir du cadre habituel des concertations agricoles comme de l’hystérisation des débats à laquelle on assiste actuellement (comme l’a illustré la tentative avortée de « grand débat » à l’occasion du salon de l’agriculture) pour faire débattre ensemble des citoyens issus du monde agricole ou non. La première prévention du suicide est d’en parler, ce qui est vrai pour les individus l’est aussi pour l’ensemble de la société pour faire la prévention des conflits. Et ce dialogue dans le société rétroagit positivement sur les personnes.
Paris, Académie d’agriculture, 20 mars 2024, Croulebarbe, 14 avril 2024
[1] Daniel Lenoir « Prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture » Inspection générale des affaires sociales, juillet 2023
[2] Jean-Claude Thoenig « L’analyse des politiques publiques » in « Traité de science politique » PUF, 1985.
[3] « Présentation de la feuille de route pour la prévention du mal-être et l’accompagnement des agriculteurs en difficulté ». Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, 23 novembre 2021
[4] Au nom de la terre — Wikipédia
[5] Olivier Damaisin « Identification et accompagnement des agriculteurs en difficulté et prévention du suicide » Rapport au Premier ministre, décembre 2020.
[6] Henri Cabanel, Françoise Férat « Suicides en agriculture : mieux prévenir, identifier et accompagner les situations de détresse » Sénat, mars 2021.
[7] Circulaire interministérielle du 31 janvier 2022 relative aux modalités de pilotage de la feuille de route pour la prévention du mal-être et pour l’accompagnement des agriculteurs et des salariés agricoles.
[8] Pierre Muller « Les politiques publiques » PUF, 1990.
[9] François Purseigle, Bertrand Hervieu « Une agriculture sans agriculteurs » Presses de la FNSP, 2022.
[10] Parcours de santé, de soins et de vie – Ministère du travail, de la santé et des solidarités
[11] « Le droit souple » Rapport du Conseil d’Etat, 2013.
[12] Olivier Torres « La santé du dirigeant. De la souffrance du dirigeant à l’entrepreneuriat salutaire » De Boeck, 2022.
[13] Observatoire Amarok
[14] « L’agroécologie comme levier de redressement des exploitations fragilisées « Etude de Solidarité Paysans, 2021
[16] Allo Agri, une association qui continue de croitre ! – Coordination Rurale
[17] « La mortalité par suicide au régime agricole dans le Système national des données de santé (SNDS) Résultats 2016 et 2017 » Septembre 2023.
[18] Emile Durkheim « Le suicide » 1897
[19] C’est l’approche reprise par Nicolas Deffontaines dans sa thèse « Les suicides des agriculteurs. Pluralité des approches pour une analyse configurationnelle du suicide » Université de Bourgogne Franche-Comté, 2017.
[20] « Connaissez vous pire contradiction que celle-ci, plus cruel et injuste paradoxe : nulle part ailleurs dans notre société, on ne met plus fin volontairement à sa vie que chez celles et ceux qui nous donnent les moyens de vivre ? » in « Voyage au cœur de nos contradictions. Nourrir sans dévaster » Flammarion, 2023.
[21] D’après les chiffres de l’Insee le taux de pauvreté était de 17,4% pour les agriculteurs et artisans contre 14,5 % pour l’ensemble de la population.
[22] Voir Nicolas Roux « La précarité durable. Vivre en emploi discontinu » PUF, 2022.
[23] « DEMETER », une cellule nationale pour lutter contre l’agribashing et les intrusions dans les exploitations agricoles. Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. La circulaire du ministre de l’intérieur mettant en place cette cellule a été en partie annulée par le tribunal administratif de Paris sur la répression des « atteintes idéologiques ».
Bonjour, j’ai lu avec intéret ce message de prévention du suicide des agris, on parle de tout sauf du revenu,ce qui est la cause principale du départ des personnes que j’ai connue. j’ai trés peur pour mon fils de 52 ans qui m’a déjà dit » si tu veux me retrouver au bout d’une corde, j’en ai mare des papiers à remplir et des payes de lait bio moins élevées que celles du lait chimique,on ni arrivent plus à vivre autant mourir » jusque là, je l’aide moralement, financièrement avec ma petite retraite et par mon travail. j’ai 86 ans.
le prix du lait pourrait augmenter de + 10cent à la production sans augmenter à la vente,entre 2001 et 2022, lait chimique – 4% à la ferme,à la laiterie +64% , les GMS +188%….
Merci pour votre commentaire et tout mon soutien à votre fils qui vit effectivement ce que vivent de nombreux agriculteurs et notamment, depuis deux ans, les producteurs de lait bio.
La question du revenu est abordée, mais elle n’est pas nouvelle : cela fait plus de quarante ans que des initiatives ont été prises pour accompagner les agriculteurs en difficulté. Cela ne règle pas, évidemment, l’insuffisance des revenus pour nombre d’agriculteurs. Ce qui est nouveau, et la crise du lait bio en est une manifestation, c’est le climat d’incertitude qui s’est développé en agriculture, y compris sur le plan économique, depuis que l’objectif de prix garantis a été abandonné par la PAC.
Pour revenir sur la situation de votre fils, et quelle que soit l’origine de son « mal-être », il faut prendre au sérieux l’expression de ses pensées suicidaires et qu’il puisse en parler avec un professionnel. C’est pour repérer ce type de situation qu’a été mis en place le réseau des sentinelles.