Depuis une bonne semaine nous tournons dans nos têtes et sur les réseaux sociaux les émotions, les analyses, les sentiments, que peuvent inspirer les événements tragiques du 13 novembre. Aucune des réactions n’épuise la réflexion à conduire, les débats à poursuivre, les actions à mener. Comme je le pensais déjà il y a un an après les attentats de janvier, nous n’en avons pas fini avec cette question inédite que nous pose, à de nombreux points de vue, l’Etat Islamique.
A la faveur de la lecture du dernier livre, « C’est chose tendre que la vie », d’Andre Comte Sponville 1 , et de ce qu’il dit sur le sujet, j’ai eu envie de revenir sur cette question de la vérité, qui peut paraître bien éloignée, mais qui est pourtant au coeur de celle de la laïcité, cette laïcité qui continue à me paraître comme la première riposte au piège que nous tend Daesh.
Qu’est-ce que la vérité ?
Cette question, pour philosophique qu’elle soit, est aussi au coeur des débats de ces jours. Notamment celui sur la laïcité. Celle-ci ne fait que prendre acte, qu’en matière religieuse au moins, l’autorité politique ne peut, ni ne doit, imposer une vérité, quelle qu’elle soit, et que, ce faisant, aucune conviction ne peut prétendre à vouloir imposer « sa vérité » aux autres. C’est le sens du beau texte d’Eric Emmanuel Schmitt que je reproduis sur ce blogue. Il plaide, en la matière, pour l’acceptation de notre commune ignorance en matière religieuse. Son « Ayons la légèreté et la bienveillance de l’incertitude » résonne pour moi comme un fondement à la fois philosophique et humaniste, fraternel, de la laïcité.
La question de la vérité, « Qu’est-ce que la vérité ? », celle posée par Ponce Pilate 2, qui donne son titre à ce blogue, peut se décliner en deux temps :
– Est-ce que la vérité existe ? Répondre par la négative conduit au nihilisme.
– A supposer qu’elle existe, peut-on l’atteindre, réellement, voir définitivement ? Répondre par la négative conduit au relativisme.
Dans son dernier ouvrage, André Comte Sponville revient de façon magistrale et pédagogique sur ces deux conceptions. Il n’est pas nihiliste, mais il est clairement relativiste. Et je partage totalement son point de vue.
Mais, je pense pour ma part qu’il ne va pas assez loin. Probablement parce qu’il se réfère aux grands maîtres et n’arrive pas à sortir du cadre fixé par la tradition philosophique. Contrairement à Edgard Morin, que d’ailleurs il ne cite jamais.
En réfléchissant à cette question, je suis revenu sur ce qui me paraît être le double paradoxe de la question de la vérité :
– La vérité existe, certes, mais on n’est réellement certain que de ce qui n’est pas vrai.
– La vérité peut prendre la forme de vérités différentes, souvent contradictoires, mais également vraies et qui coexistent.
– La vérité existe, certes, mais on n’est réellement certain que de ce qui n’est pas vrai.
– La vérité peut prendre la forme de vérités différentes, souvent contradictoires, mais également vraies et qui coexistent.
J’essaie de résumer pour ne pas être trop long. Mais il me semble que ce double paradoxe fonctionne dans tous les domaines de la connaissance humaine.
1. Premier paradoxe. On ne connaît de façon certaine que la non vérité.
C’est, en science, le critère défini par Karl Popper 3 : .Une théorie n’est scientifique que si elle est réfutable. Et tant qu’elle ne l’a pas été, réfutée, elle peut être considérée comme vraie. Le résultat, on n’est sûr que de ce qui n’est pas vrai, i.e., les théories qui ont été réfutées. Dans « La formation de l’esprit scientifique », Bachelard montre de façon remarquable 4 comment la science a progressé par ruptures épistémologiques, en cassant des explications préexistantes. Ou en les dépassant.
Dans un autre domaine que la physique, celui de la biologie, de l’origine des espèces, toutes les thèses de Darwin ne se sont pas toutes révélées justes, mais on sait de façon certaine que le créationnisme est faux 5. Et la plupart des hypothèses ou des intuitions de Darwin ont été confirmées, sinon dans le détail, du moins dans la théorie générale, que ce soit par la biologie, la genetique ou par la tectonique des plaques.
C’est vrai aussi en médecine, et c’est ce qui fonde la notion de charlatanisme et son interdiction.
En histoire, c’est l’interdiction du révisionnisme. On n’a pas le droit de nier la Shoah, parce qu’on est certain qu’elle a eu lieu. La loi ne peut certes imposer une vérité historique, pas plus d’ailleurs qu’une vérité scientifique (il m’est arrivé de le rappeler, à propos de l’autisme, à un honorable parlementaire dans mes fonctions de DG D’ARS), mais elle me paraît habilitée à interdire la négation de faits, dont les preuves sont incontestables.
En morale, en politique ou en droit, la non vérité, c’est le mensonge. Nier un fait qui existe ou qui a existé est un mensonge, et l’on peut accéder de façon certaine a cette connaissance, devant un tribunal, dans les débats politiques ou dans les relations interpersonnelles. En matière politique, on a tous en tête les « affaires » qui reposent la plupart du temps sur des mensonges. Mais il y aurait beaucoup aussi à écrire sur l’usage du mensonge dans les politiques publiques, quand la parole politique, à force de se croire performative, finit par convaincre ses auteurs eux mêmes, contre toute évidence, ou contre les faits, de l’efficacité de telle ou telle mesure. Le refus de cet usage, plus insidieux, du mensonge en politique avait fait le succès du « parler vrai » cher à Michel Rocard 6 et repris ensuite avec souvent moins de bonheur par d’autres. Il fait aussi aujourd’hui le succès du Front National, tant est démonétisée la parole politique responsable, à force d’être mensongère, parfois par omission, tout simplement.
Difficile en revanche de donner de ce paradoxe une application concrète en matière religieuse ou spirituelle. Comme le suggère Éric Emmanuel Schmidt, on ne pourra jamais prouver que Dieu n’existe pas, pour prendre la formulation classique de la question religieuse en Occident. Pas plus que l’inverse d’ailleurs. Ce critère de non vérité ne peut donc s’appliquer à la religion et à la spiritualité, pas plus d’ailleurs qu’aux philosophies : c’est ce qui avait conduit Popper à considérer que le marxisme ou la psychanalyse étaient, par construction, des théories non scientifiques, car non refutables 7 .
Mais si en général on ne peut être certain que de ce qui n’est pas vrai, on peut donner des mêmes faits attestés, du même événement incontestable, des récits, des explications, et a fortiori, des interprétations, différents.
2. D’où le deuxième paradoxe. Des vérités différentes, souvent contradictoires, mais également vraies, peuvent coexister.
En sciences, c’est l’exemple, classique, presque banal, de la double nature, ondulatoire ou corpusculaire, de la lumière. La physique moderne assume beaucoup mieux que la physique newtonienne, ces paradoxes 8.
En médecine c’est la coexistence de méthodes thérapeutiques différentes, souvent opposées, et qui peuvent conduire à des conflits violents entre leurs adeptes, voire même à des phénomènes de type sectaire, et ce quelques soient les disciplines, même si c’est plus fréquent dans le domaine de la santé mentale que pour les autres domaines. La violence du débat sur les recommandations de la HAS, sur le sujet douloureux de l’autisme 9, en est une illustration récente. Pourtant, le développement, heureux, de l’évaluation médicale montre, de plus en plus, que des méthodes thérapeutiques différentes peuvent avoir des résultats, être utilisées de façon alternatives ou combinées 10.
En histoire, c’est la multiplicité des récits et des interprétations possibles. Avec cet exemple topique du débat, jamais terminé, sur les origines et les causes de la première guerre mondiale. L’attentat de Sarajevo est une vérité historique. Savoir si c’est la cause de l’enchaînement des événements qui ont conduit à l’hécatombe, fait débat. Et comme on ne peut pas faire l’expérience contraire….
C’est vrai aussi dans les relations interpersonnelles. Les faits sont les faits. Mais chacun les lit à sa façon, et donc en fait son propre récit. Aucun récit n’est faux, donc chacun est vrai, hormis les mensonges. Même si ces récits sont contradictoires, voire conflictuels. C’est notamment le cas en matière de ruptures conjugales, ce qui amène souvent à considérer, notamment pour les tiers, que les responsabilités se répartissent a égalité 50/50. En réalité on pourrait plutôt dire à deux fois 100%.
C’est vrai bien sûr dans le débat politique. C’est d’ailleurs l’hypothèse fondamentale de la démocratie, contre les saint-simoniens de tout poil. Il n’y a pas une seule solution possible à une question politique? et l’on ne ramènera jamais « le gouvernement des hommes à l’administration des choses ». Et des responsables politiques de bonne foi peuvent s’opposer 11.
Mais là, pour le coup, ce paradoxe fonctionne également en matière religieuse et spirituelle. Y compris au sein des grandes religions monothéistes, les religions du livre, et ce malgré la tentation dogmatique à laquelle aucune des trois n’a échappé. C’est vrai par exemple pour le christianisme, puisqu’il y a quatre récits différents, reconnus, et sur certains aspects contradictoires, de la vie de Jésus 12. Mais c’est vrai aussi dans toute la tradition juive de la bible, dans laquelle le christianisme et l’islam puisent une grande partie de leurs sources. Il n’est que de penser aux deux récits de la genèse, qui si ils relèvent des mythes fondateurs, et non de l’explication scientifique, n’en sont pas moins contradictoires. Et surtout de ne pas oublier que la bible n’est pas un livre, mais une collection de livres où cohabitent des écrits aussi différents que le levitique, ou livre de lois qui n’ont rien à envier aux préceptes les plus durs de l’islam radical 13, avec Qohelet (l’Ecclésiaste) où Montaigne a puisé nombre de ses inspirations 14, ou Le cantique des cantiques, qui est un des plus beaux poèmes érotiques que je connaisse. Je ne m’étendrai pas sur les nombreuses contradictions qui peuvent exister entre les sourates du Coran, mais qui permettent de tirer des phrases de leur contexte pour justifier l’injustifiable. Le Coran, lui même admet l’ambiguïté d’une partie ou moins des « signes » qui sont descendus sur le prophète 15
3. Deux paradoxes pour une hygiène de l’esprit.
La vérité existe mais elle est paradoxale. On ne peut donc en avoir une approche dogmatique.
Tout cela est évidemment très inconfortable pour l’esprit humain, gourmand de certitudes, et pas seulement pour celui des fanatiques de tous poils. Mais cette idée relève pour moi, comme je l’avais dit de l’humour en janvier, de l’hygiène de l’esprit. Comme on fait sa toilette tous les jours, on devrait se répéter tous les matins en ce lavant la tête, ou même en se rasant, ces deux paradoxes ; histoire de se nettoyer le cerveau des salissures, des fausses certitudes, de la journée précédente.
Paris, le 22 novembre 2015
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VIVRE ENSEMBLE, Eric Emmanuel Schmitt
Pour vivre ensemble, la solution ne consiste pas à devenir tous athées, ou tous salafistes, mais à définir ce que nous avons en commun et ce à quoi nous pouvons aspirer.
Ce que nous avons en commun ? L’ignorance. Aucun de nous ne sait d’une science certaine pourquoi il est sur terre, pourquoi il la quittera, si Dieu existe ou bien le Diable… Nous sommes d’abord frères en ignorance, animaux habités par les mêmes questions. Là réside le fondement de l’humanisme.
Ce à quoi nous pouvons aspirer ? À apporter chacun des réponses différentes à ces irréductibles questions, des solutions subjectives, singulières, sociales, humbles, provisoires, qui savent qu’elles ne constituent pas la vérité puisque la vérité sur certains points demeure inaccessible.
L’ignorance partagée doit nous conduire à la tolérance. Faute de pouvoir dire avec raison si Dieu existe ou pas, admettons qu’on soit croyant, athée ou indifférent. Faute de pouvoir dire qu’une religion est « plus vraie » qu’une autre, admettons qu’on croit de diverses manières. D’ailleurs, si l’on descend à l’intérieur de chacun de nous, il n’y a pas deux croyants semblables, deux athées semblables, deux indifférents semblables. Chacun habite le mystère de la condition humaine à sa façon. Là git notre véritable signature, notre ADN spirituel.
Ceux qui veulent « imposer la vérité » – la leur, bien sûr – se trompent. On n’a pas à imposer une vérité. Nul besoin de tuer et d’emprisonner pour convaincre que 2+2=4… On n’établit par la force que ce qui n’est pas vrai. La vérité s’impose d’elle-même.
Ayons la légèreté et la bienveillance de l’incertitude…
Paris, le 22 novembre 2015
Addendum :
Je ne connaissais pas Omar Khayyam, un poète persan du 11éme siècle, et j’en ai découvert l’existence grace à un post sur Facebook de mon amie, la poétesse tunisienne, Wafa Hmissi.
J’ai ajoutée cette citation prémonitoire qui m’est apparue, à dix siècles de distances, d’un côté et de l’autre, comme une réponse à la fois à la question posée par Ponce Pilate, ainsi qu’une ouverture à ce que j’ai essayé de dire ici : « Il y a des vérités, parfois contradictoires, qui sont un chemin vers la vérité si elle existe, mais il y a des non-vérités, des mensonges, qu’on peut connaître de façon certaine ».
Paris, Croulebarbe, le 6 février 2021.
Tout cela me parle. On pourrait ajouter un paragraphe sur ce qui fait que nous nous laissons séduire par les marchands de certitudes. Grégarisme intellectuel ou simple paresse ? Ou encore notre incapacité à vivre dans l’incertain ?