Démocratie & Spiritualité, Sur le fil

Responsabilité et pouvoir, mais au service de quoi ?

Ce texte est un premier jet d’un projet de préface pour le quatrième ouvrage de la collection Démocratie & Spiritualité, aux éditions de l’Atelier à paraître à la fin de l’année et consacré aux rapports entre responsabilité et pouvoir.

On ne peut prescrire à personne d’agir selon l’éthique de conviction ou selon l’éthique de responsabilité, pas plus qu’on ne peut lui indiquer à quel moment il doit suivre l’une et à quel moment l’autre.

Max Weber

« Ethique de conviction et éthique de responsabilité sont dans un bateau. Ethique de conviction tombe à l’eau. Qu’est-ce qui reste ? …. Le machiavélisme ». Ce détournement d’une célèbre farce-comptine, un jeu de  cour de récréation (« Pince-mi et pince-moi sont dans un bateau, Pince-mi tombe à l’eau, qui reste-t-il ? ») a pour but d’illustrer l’enjeu de ce quatrième ouvrage de la collection Démocratie & Spiritualité.

« La fin justifie les moyens » : c’est linévitable conclusion attribuée faussement à Machiavel mais qui résume assez bien sa philosophie politique -ce « machiavélisme (…) radical, au sens populaire » du mot, pour reprendre l’expression de Max Weber-, à laquelle aboutissent trop souvent ceux qui opposent l’éthique de responsabilité à l’éthique de conviction.

Ce n’est pourtant pas la conclusion de Max Weber (que visiblement la plupart de ses commentateurs ne semblent pas avoir lu) qui, s’il distingue bien les deux éthiques, comme deux sortes de « type idéal », ne les oppose pas pour autant, mais les articule l’une avec l’autre. Pour lui l’éthique de conviction, éthique dont il trouve un des modèles dans « l’éthique absolue de l’Évangile », celle du « sermon sur la montagne », consiste à n’utiliser aucun moyen contraire aux principes éthiques et ce quelles qu’en soient les conséquences, alors que l’éthique de responsabilité consiste à tenir compte des conséquences prévisibles de l’action. Pour autant « cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de conviction à l’absence de conviction » ajoute-t-il.

« Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes » : telle est la situation des personnes en situation de responsabilité, et qui doivent donc agir selon les principes de l’éthique de responsabilité si elles veulent peser sur le réel et avoir un impact. Mais cela ne justifie pas pour autant l’utilisation de n’importe quel moyen pour, non pas seulement exercer les responsabilités qui peuvent leur être confiées, mais aussi, dans la perspective machiavélienne, garder le pouvoir. Car il y a un rapport subtil, dialogique, entre responsabilité et pouvoir : l’exercice de responsabilités sociales, quelles qu’elles soient (politiques, administratives, entrepreneuriales, mais aussi syndicales, associatives, religieuses, etc.), nécessitent aussi d’user de rapport de pouvoir sur autrui, mais la recherche du pouvoir peut aussi devenir la principale, voir la seule, motivation de l’exercice des responsabilités. Telle est la question initiale à laquelle nous avons voulu nous confronter.

En effet ce dilemme éthique interroge les deux pôles de notre démarche : l’aspiration  démocratique et l’inspiration spirituelle. Elle renvoie pour ceux qui exercent des responsabilités de toute nature, au quatrième engagement de la Charte de Démocratie & Spiritualité : « soutenir ou promouvoir, dans son activité professionnelle ou civique, des actions concrètes reposant sur une inspiration éthique ou spirituelle ». Mais quel rapport entre la question de l’éthique de la responsabilité et la spiritualité ? Quel rapport entre la question de l’éthique de responsabilité et la démocratie ? Pour répondre à ces deux questions on peut se référer à la définition que Paul Ricoeur donne de la visée éthique : celle « de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes ».

« La vie bonne ». Dans Soi même comme un autre, le même Paul Ricoeur distingue l’éthique de la morale, en renvoyant la première à cette visée de la « vie bonne » et la seconde à son côté « obligatoire ». On peut appliquer le même critère à la distinction entre spiritualité et religion, l’une comme l’autre visant normalement le bien ou le bon, mais la première par l’application de règles collectives, de normes, et la seconde par une quête personnelle en relation avec d’autres. Dans ce sens on peut voir dans cette quête de la « vie bonne » que poursuit notamment la spiritualité une source de l’éthique. On peut appliquer le même critère de distinction entre le droit et l’éthique, le premier fixant, au travers de la loi -elle-même expression en démocratie de la volonté générale- les devoirs et les droits de chacun, les bornes à la liberté comme les obligations qui pèsent sur chacun, notamment ceux qui exercent des responsabilité, la seconde invitant au discernement face aux dilemmes que peuvent faire apparaître les injonctions contradictoires du droit et des valeurs.

« Avec et pour les autres » : il y a, au cœur de cette éthique personnaliste de la responsabilité que promeut Paul Ricoeur, un fondement essentiel de notre démarche et qui a trouvé sa place dans le troisième terme de la devise de la République, la fraternité, et ainsi d’ailleurs que sa traduction dans l’ensemble des politiques sociales, avec le principe de solidarité qui lui a donné une application concrète.

« Dans des institutions justes », enfin : la question de la justice, et notamment de la justice sociale, est aussi au cœur de notre démarche, la démocratie nécessitant des institutions qui respectent ces principes de justice pour pouvoir s’exprimer.

Tous ces principes sont plus faciles à affirmer qu’à pratiquer. Et là est l’originalité de la démarche conduite par le groupe qui a travaillé cette question et qui est l’objet de cet ouvrage : partir des témoignages de ceux qui exercent (ou ont exercé) des responsabilités, pour comprendre comment cette dialogique subtile entre les deux éthiques peut se développer, et comment elle peut permettre, face aux dilemmes auxquels tout responsable se trouve confronté, exercer ce qui est l’essentiel de la fonction de l’éthique : le discernement.

Paris, Croulebarbe, le 11 mai 2024 (complété le 21 mai)

 

 

 

 

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