« Responsable mais pas coupable ». On se souvient de la phrase de Georgina Dufoix au moment de l’affaire du sang contaminé, inspirée par un conseiller visiblement meilleur juriste que communiquant. Paradoxalement, la ministre avait donné le sentiment de se défausser de ses responsabilités, en refusant une éventuelle culpabilité. C’était oublier que face à une crise, en l’espèce une crise sanitaire, il y a toujours recherche d’un bouc émissaire. Si l’on en croit René Girard, il faut même y voir, non seulement l’origine des mythes et des religions, mais aussi celui de la politique et de la justice.
C’est vrai que depuis cette affaire emblématique, on a parfois le sentiment qu’on est passé d’un extrême dans l’autre , d’une immunité pénale excessive des politiques, dont subsiste toutefois dans la Constitution celle du Président de la République et l’existence d’une juridiction spécialisée -la cour de justice de la République-, à une mise en cause systématique de la responsabilité pénale des ministres, comme en atteste le nombre de recours engagés contre Édouard Philippe, Agnès Buzyn et Olivier Véran.
Il y a eu probablement de nombreuses erreurs politiques dans la gestion de cette crise, que ce soit dans l’insuffisante préparation, dans une communication qui cherchait à masquer cette impréparation, ou d’autres qui résultaient de la simple méconnaissance d’un virus émergent. Faut-il pour autant transformer en faute pénale des décisions mal coordonnées, des arbitrages fait en fonction de contraintes budgétaires assumées, ou des mensonges visant à masquer ces responsabilités ou cette ignorance ? Tout cela relève de la responsabilisé politique qui se met en jeu devant le corps électoral, ce qu’a appris d’une certaine façon à ses dépens l’ancienne ministre de la santé.
Bien sûr on ne peut que se réjouir de la mise en cause de la responsabilité pénale pour des actes meurtriers, des vols, des escroqueries caractérisés ou des faits de corruption. Bien sûr on ne peut que condamner la négation volontaire des effets connus sur la santé de certains produits comme le tabac, l’amiante ou le médiator. Mais le balancier ne va-t-il pas trop loin quand on cherche systématiquement la faute pénale derrière des actes ou des décisions qui relèvent en fait de l’erreur de jugement, voire de choix politiques toujours contestables certes, mais sur la place publique et non devant les tribunaux.
Bien sûr on dira que c’est justement à la justice de distinguer l’une de l’autre. Mais quelle que soit la confiance qu’on peut lui accorder pour faire le tri entre le mauvais grain de l’erreur et l’ivraie de la faute, les recours désormais systématiques à la justice pénale finissent par avoir des effets délétères sur la décision publique.
Le risque le plus fréquemment évoqué, c’est celui de l’inaction, voire de l’évitement devant la prise de responsabilités : face au risque pénal on ne veut plus prendre de décisions, ou on en tous cas de risques, alors que toute décision emporte un risque, celui de se tromper ; voire on ne veut plus, tout bonnement, exercer de responsabilité, comme l’illustre la désertion des responsabilités municipales dans certaines communes. Mais le plus grave n’est peut-être pas là.
La mise en cause de la responsabilité pénale reflète aussi un rapport à la décision publique qui justement n’intègre pas la notion de risque et d’aléa, qui n’intègre pas l’imprévu de l’événement : « Les politiques avancent dans le brouillard » disait à juste titre Milan Kundera. Elle révèle au contraire l’idée d’omniscience et de toute puissance attribuée aux responsables politiques, qu’ils alimentent d’ailleurs eux-mêmes, notamment pendant es campagnes électorales (mais s’ils ne le faisaient pas seraient-ils élus ?). Ce faisant, les tentatives de pénalisation alimentent le complotisme, et sont alimenté par lui : en effet derrière la faute pénale il y a l’hypothèse d’une intentionnalité, ou du moins d’avoir une claire conscience des effets des décisions.
La mise en cause de la responsabilité pénale ne permet pas non plus de tirer tous les enseignements de la gestion d’une crise sanitaire, et de bénéficier ainsi des effets d’apprentissages que permet l’analyse des erreurs. Dans son travail sur « Les décisions absurdes », le sociologue Christian Morel préconise au contraire « une politique de non punition des erreurs », considérant que « la punition est mère de silence » (et on pourrait ajouter : « et de fausses vérités », comme l’inutilité du masque), alors que le retour d’expérience nécessite la transparence sur les conditions dans lesquelles les décisions ont été prises.
On peut dire que ce devrait être le rôle des commissions d’enquêtes parlementaires que d’assurer cette transparence et d’en tirer éventuellement les conséquences politiques en même temps que les conclusions pour la gestion des politiques publiques. Mais, comme ceux de leur judiciarisation, les risques liés à la politisation du retour d’expérience sont également importants, avec la déformation de la réalité des faits qu’implique une grille de lecture marquée par les débats entre la majorité et les oppositions.
Peut-être faudrait-il instituer une autorité indépendante chargée, en amont d’éventuelles suites politiques ou judiciaires, d’organiser ces retours d’expériences sur les crises sanitaires, qui sont en effet essentiels à l’amélioration de nos politiques de santé publique.
Paris, Croulebarbe, le 31 août 2020.
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