Sous le titre « Selon que vous serez … », Témoignage Chrétien a repris dans une version abrégée, mon papier publié sur ce blogue « A Christchurch, je suis musulman (Contre l’islamisme et contre l’islamophobie, suite 2, et contre les idées qui conduisent aux massacres) ».
Selon que vous serez…
Notre capacité d’indignation est à géométrie variable. Et dépend autant de la distance géographique que de la nature des victimes, comme le démontre le massacre de musulmans à Christchurch en Nouvelle-Zélande.
Combien de ceux qui ont mis sur leur profil Facebook « Je suis Charlie » en janvier 2015 ont-ils mis « Je suis musulman » le 15 mars dernier ? Ils auraient aussi pu mettre « Je suis Christchurch », mais il n’y en a pas eu davantage. De fait, la Nouvelle-Zélande est aux antipodes, et on peut voir dans ce détachement vis-à-vis de ces attentats une des manifestations de la « loi du mort-kilomètre », qui fait que l’indignation est inversement proportionnelle à la distance qui nous sépare de l’événement qui la suscite. Et, d’ailleurs, l’attentat antisémite de Pittsburgh (octobre 2018) ou la tuerie de Noirs dans l’église de Charleston (juin 2015) n’ont pas suscité non plus un déchaînement de solidarité sur les réseaux sociaux.
Bien sûr, il y a l’effet de lassitude, le sentiment d’impuissance, attentat après attentat, que provoque le fait de manifester son indignation sans que ça touche les auteurs potentiels de ces actes criminels. Bien sûr, il y a eu, en France et en Europe, de nombreux gestes de solidarité, des réactions officielles, la tour Eiffel qui a été éteinte, des prières dans quelques paroisses, quelques manifestations – d’ailleurs peu relayées par les médias – ; mais presque rien sur les réseaux sociaux, qui sont aujourd’hui le baromètre de l’émotion populaire.
Surtout, il y a eu la remarquable réaction de la société néo-zélandaise, portée par sa Première ministre, Jacinda Ardern. Il n’en reste pas moins que l’indignation n’a pas été à la mesure de celle que nous avons manifestée dans d’autres occasions.
Sans doute était-il difficile de nommer le mal à l’origine des attentats : la haine de l’islam et des musulmans ou islamophobie. Car les victimes des attentats l’ont été, non parce qu’elles étaient malencontreusement présentes à Christchurch, comme d’autres l’étaient à Nice, à Barcelone ou à Bruxelles, mais parce qu’elles étaient musulmanes ; comme celles de Charlie, frappées d’une fatwa pour blasphème, comme celles de l’Hyper Cacher ou de l’école Ozar Hatorah parce qu’elles étaient juives, ou comme Jacques Hamel en tant que prêtre catholique.
C’est vrai qu’il peut paraître difficile de séparer l’ivraie islamophobe d’un grain anti-islamiste, d’ailleurs de qualité inégale – tout comme l’antisémitisme de certaines critiques, justifiées ou non, du sionisme. Et pourtant il faut appeler le mal par son nom ; sauf, comme certains, à refuser de qualifier d’islamophobie cette forme de racisme, au motif que le terme a été instrumentalisé par les islamistes pour couper court à toute critique de l’islam ; sauf, comme d’autres, à refuser de qualifier d’islamistes les dérives totalitaires et violentes de l’islam politique, au motif qu’on risque, ce faisant, d’attaquer la religion des opprimés. Pourtant, comme l’antisémitisme, l’islamophobie, terme dont l’usage s’est imposé, est en train de devenir aussi une forme exacerbée de racisme, confondant une origine ethnique supposée, une religion qui inquiète, et la culture qui lui serait associée, dans une figure de l’autre qui concentre la haine. L’auteur de ces crimes, qui ne mérite que l’anonymat, n’était probablement pas plus fou que les djihadistes qui ont perpétré leurs attentats au nom d’Allah, mais tout aussi radicalisé, dans son délire islamophobe, par l’idéologie suprémaciste blanche. Des suprémacistes qui n’ont rien à envier aux djihadistes dans le concours d’horreurs terroristes. Peut-on en déduire que cette violence radicalisée a plus à voir avec la nature humaine qu’avec les idéologies, religieuses ou politiques, au nom desquelles elle s’exerce et les dédouaner de toute responsabilité ? C’est ce que prétend Renaud Camus qui nie le lien entre sa « théorie » du « grand remplacement », pourtant explicitement reprise par l’auteur des attentats, et ces attaques qu’il qualifie de « terroristes, épouvantables, criminelles, désastreuses et imbéciles ».
Certes, il a régulièrement prétendu être contre la violence, mais n’a cessé d’appeler à la « résistance » contre le complot « remplaciste », qualifiant ce qu’il appelle le « génocide par substitution » de « crime contre l’humanité du XXIe siècle ». Certes, on objectera que Renaud Camus ne touche qu’un petit cercle d’initiés, mais, d’Éric Zemmour à Marion Maréchal-Le Pen, le « syntagme » central de sa « théorie » fantasmatique s’est imposé dans le débat public. Une théorie qui, à l’image des « vérités alternatives », nie les faits et leur analyse statistique, au nom de l’« expérience du peuple », pour qui la « substitution ethnique » serait « visible partout ». « Avant tout massacre, il y a une idée », a dit le cinéaste cambodgien Rithy Panh à propos de ceux commis par les Khmers rouges. Cela vaut tout autant pour l’idéologie du grand remplacement que pour l’idéologie islamiste.
Paris, le 28 mars 2019
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