Démocratie & Spiritualité, Sur le fil

Spiritualité(s) : archipel ou bien commun ?

Avertissement : cette réflexion sur la notion de commun spirituel est une réflexion personnelle qui ne saurait, en aucun cas, engager l’association « Démocratie & Spiritualité », même si elle s’est nourrie des travaux conduits en son sein.

Spiritualités. Il faut en parler au pluriel, puisqu’il y en a à l’évidence plusieurs, fort nombreuses et souvent fort différentes les unes des autres. Toutefois le pluriel, ici comme ailleurs, suppose le singulier. Il n’y aurait pas de spiritualités, au pluriel, si elles n’avaient toutes quelque chose en commun, qui justifie la communauté du nom et le singulier du concept.

Considérer la(es) spiritualité(s) comme un bien commun peut prendre cinq types de significations qui invitent à autant de chantiers de réflexion.

  1. La première renvoie d’abord à la notion de bien, non au sens matériel de ce qu’on possède, mais au sens spirituel de ce qui s’oppose au mal. C’est celle qu’a développée Thomas d’Aquin avec la notion de « bien commun ». Avec d’abord cette difficulté pour les humains de distinguer le bien du mal, comme le rappelle le récit de la Genèse où la divinité interdit au couple originel de gouter du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (et comme le rappelle aussi la parabole du bon grain et de l’ivraie) ; message spirituel,  il n’appartient pas à l’homme de séparer de façon radical le bien du mal. Cette ambivalence, cette difficulté de distinguer le bien du mal est d’ailleurs elle-même évoquée par le théologien dominicain : « Beaucoup de biens ne se produiraient pas s’il n’y avait pas de mal dans les êtres ».

Avoir une conception absolue du bien commun, c’est à dire vouloir imposer à tous sa conception du bien, conduit à la radicalisation et au totalitarisme dans le champ politique comme dans le champ religieux. Il ne s’agit pas, dans un relativisme généralisé, de dire que le bien n’existe pas (sa quête est le but de la spiritualité), mais de rappeler que la séparation avec le mal est toujours un exercice délicat. Le chantier qui découle de cette vision éthique du bien commun : développer la notion de discernement pour résoudre les dilemmes éthique auxquels nous sommes confrontés.

2. L’interdit divin est en fait ambivalent (et c’est un détournement de l’assimiler à une forme de « péché originel » comme l’a fait Augustin d’Hippone) car c’est à partir du moment où ils l’ont transgressé que commence, selon le récit mythologique de la Genèse, le processus d’humanisation qui sépare l’humain de l’animal. Car cette recherche du bien, commune à l’humanité, la constitue aussi dans sa dimension spirituelle ; c’est ce qui probablement la distingue des autres animaux qui habitent notre planète, notamment des mammifères qui ne sont pas, comme le croyait Descartes, des animaux-machines, mais ont une capacité à ressentir des émotions, et même à penser, et participent ainsi non seulement de la biosphère mais aussi de la noosphère. Avec l’espèce homo (bien avant homo sapiens) se constitue ce qu’on peut appeler la pneumosphère, la sphère de la spiritualité, qui s’incarne dans la sphère de la vie (biosphère) et de la pensée (noosphère), mais n’est pas réductible à l’une et à l’autre.

Pour le théologien Thomas d’Aquin, ce « bien commun » c’est Dieu : ce bien suprême, qu’est Dieu, est le bien commun, dont dépend le bien de tous les êtres. Mais on peut aussi avoir, c’est mon cas, une conception agnostique de ce bien commun qu’est le spirituel et refuser de l’identifier à une (ou plusieurs) divinité(s), ou même à un être suprême, à un grand architecte.

Cette vision invite à un chantier d’expression de la spiritualité, à trouver « les mots (mais aussi les signes, les gestes, les images) pour la dire ». Pour ma part je privilégie la méthode apophatique, chère à la théologie négative, qui consiste à atteindre ce nuage d’inconnaissance que constitue le spirituel par ce qu’il n’est pas. On peut aussi, comme le suggère André Conte Sponville dans son dernier ouvrage, L’opportunité de vivre, le faire en s’inspirant des mystiques, dont il est notable qu’ils ont été le plus souvent rejetés, ou du moins marginalisés, par les religions dont ils se réclamaient. Pour moi, c’est la poésie (et de façon général l’art) qui exprime le mieux la dimension spirituelle de l’humanité : comme le dit Edgar Morin « la vie n’a pas de sens, mais la poésie donne sens à nos vies.« 

3. Dans cette acception et dans le contexte du régime théologico-politique de la chrétienté, la notion de bien commun a aussi une conséquence politique. Elle donne une finalité au pouvoir politique, à l’époque la monarchie que le théologien justifie d’ailleurs, et qui doit viser la recherche du bien commun. Y compris dans l’exercice de la guerre qui ne peut être juste que si c’en est la finalité.

Evidemment on ne peut plus adhérer à cette vision fondamentalement antidémocratique du bien commun. Ce bien commun que l’on peut identifier à l’intérêt général et plus fondamentalement à la République (res publica), doit relever de la délibération démocratique et ne tombe pas du ciel des idées ou de la parole divine.

Le chantier qui en découle est celui de la revitalisation de la démocratie, la spiritualité étant un moyen d’aider les citoyens à dépasser la seule confrontation de leurs passions et de leurs intérêts, pour essayer de viser la volonté générale qui intègre notamment notre habitat commun, la  planète (comme nous l’avons fait dans « Dialoguer avec la Terre »). C’est le sens du chantier engagé pour notre Université d’été : « Un nouvel humanisme pour régénérer la démocratie ».

4. Considérer le spirituel comme commun conduit à un regard critique sur les religions, ou du moins les institutions religieuses. En effet on peut analyser celles-ci comme la volonté de certains, les prêtres, s’approprier le commun que constitue le spirituel et dont le chamanisme a probablement été une des manifestations les plus ancienne. On pourrait dire, en plagiant Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain (spirituel), s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la religion. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la spiritualité n’est à personne.« . Sur le terrain spirituel, les religions sont un phénomène analogue à celui des enclosures sur le terrain de la propriété agraire.

Dans Le marché des dieux, Dominique Desjeux démonte les stratégies commerciales probablement inconscientes qui, à travers les innovations religieuses, introduisent des différenciations entre les religions ; commencée avec le polythéisme  ; « Du point de vue anthropologique de la recherche des invariants, la publicité est bien l’équivalent d’une pratique magique de transsubstantiation , de changement de substance d’un objet ordinaire en un objet merveilleux. La diversité des marques représente en quelque sorte la forme moderne du polythéisme et du magico-religieux » ; et prolongé avec l’innovation religieuse que constitue le monothéisme. D’où aussi le rejet par les religions des différents syncrétismes, qui tendent à annuler ces stratégies d’appropriation du spirituel.

Revenir à la notion de commun spirituel conduit à faire tomber les barrière entre les religions et même entre les spiritualités ou les convictions, y compris l’athéisme, pour essayer d’atteindre « ce spirituel » commun. C’est le sens de la valeur d’interconvictionnalité revendiquée comme un des élément de méthode essentiel par Démocratie & Spiritualité.

5.  Comprendre le spirituel comme commun conduit enfin à remettre en cause le pouvoir des clercs, à une forme d’anticléricalisme. « Ce qui spécifie le mieux les communs est le fait que des personnes partageant l’usage d’un bien sont également les acteurs de la gouvernance du commun » rappelle Nicole Alix. Or, la plupart des religions ont dérivé vers des systèmes hiérarchisés, quand ils ne sont pas autocratiques. On peut l’illustrer avec le catholicisme dont l’institution Eglise, pilotée depuis un Etat, le Vatican, par un souverain pontife, n’a plus guère de rapport avec la communauté originelle de Jérusalem et son « communisme primitif » telle qu’elle est décrite dans les Actes des apôtres : « Tous ceux qui croyaient étaient dans le même lieu, et ils avaient tout en commun. Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, et ils en partageaient le produit entre tous, selon les besoins de chacun » (Actes, 2, 43-44). On pourrait, bien sûr, illustrer le même phénomène dans toutes les autres religions, même celles « sans dieu », souvent constituer pour remettre en cause le cléricalisme de celles dont elles sont issues. Et on peut aussi constater qu’au sein de chacune, des initiatives ont visé à redonner du pouvoir au « peuple », avec à chaque fois des conflits avec la hiérarchie, allant parfois jusqu’à l’exclusion ou l’élimination, sous prétexte, en général, d’hérésie.

Le chantier est ici : comment développer une gestion démocratique, on oserait presque dire une autogestion, du spirituel ? Ce que certains font dans leurs religions respectives, et qu’il faudrait peut-être arriver à faire pour tous ceux, aujourd’hui les plus nombreux, qui se considèrent « sans religion ».

Paris, Croulebarbe, le 28 novembre 2025

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