Il y a maintenant près de trente ans, avec neuf camarades de la promotion Jean Monnet (sortie de l’Ena en 1990), nous avons, comme de nombreuses promotions avant nous, et comme d’ailleurs après nous, sorti un rapport (reproduit ci-dessous) pour proposer une réforme de l’Ena, rapport soutenu par la quasi-totalité des élèves de la promotion, à l’exception d’une partie, mais une partie seulement, de ceux sortis dans « la botte ». Portant le nom de « Prométhée » (PROposition de METHode pour réformer l’Enseignement à l’Ena), je l’avais popularisé avec le slogan « Prométhez, prométhez, il en restera toujours quelque chose ! ». Si, malgré l’ire qu’il avait déclenché chez mon homonyme de directeur de l’époque, il avait reçu un bon accueil tant chez le Premier ministre (Michel Rocard) qu’au ministère de la fonction publique et si nous avions même eu droit à une tribune dans Le Monde, il n’en est rien resté et je me suis souvent dit que nous aurions mieux fait de mettre se rapport sous le patronage de Sisyphe, plutôt que de Prométhée.
Je n’avais pas prévu de ressusciter Prométhée, et ne l’aurait pas fait, si le bruit n’avait couru de l’intention du Président de la République de supprimer l’Ena. C’est vrai que le rappel de cet épisode, après et avant beaucoup d’autres de la même eau, peut accréditer l’idée que comme il est impossible de la réformer mieux vaut la supprimer. Je ne partage pas cet avis ; non seulement parce que cela ferait de l’Ena, comme la limitation de vitesse, les radars, ou l’écotaxe, la victime expiatoire sacrifiée sur les autels giletjaunesques des ronds-points et que j’ai une « sainte horreur » du mécanisme du bouc émissaire ; mais surtout parce que la suppression de l’Ena ne règle aucun des problèmes qu’aucune réforme n’a réussi à régler à ce jour et qui expliquent, sinon justifient, une partie de la colère des gilets jaunes contre des élites qu’elle est supposée symboliser.
Car de deux choses l’une. Soit on revient à la situation antérieure à la création de l’Ena en 1945 où les procédures d’accession aux différents « corps » de la haute fonction publique s’apparentent plus à une forme de cooptation, qui serait encore accrue avec la possibilité de recruter sous contrats (à supposer, sauf si les rémunérations de ces contractuels s’alignaient sur celle des dirigeants du privé, que des cadres dirigeants choisissent de diviser leur rémunération par un facteur 2 ou 3, voir davantage). Soit la suppression n’est en fait qu’un changement limité de nom pour faire, paraît-il, de l’Ena un nouvel ISF (Institut supérieur de la fonction publique) pour faire droit à une autre revendication des gilets jaunes. Peu importe l’étiquette, et même le contenant … pourvu qu’on ait le contenu.
Et la question est bien là. De quel recrutement et de quelle formation la République a-t-elle besoin pour disposer de gestionnaires de politiques publiques efficaces et dévoués ? Question qui repose sur un postulat de départ : la République a besoin de gestionnaires publics, car la gestion publique n’est pas réductible à la gestion privée. Mais pour cela, plutôt que de supprimer l’Ena, il faut s’atteler, enfin, à une profonde réforme de cette école, ce qui passe par une profonde réforme de cette soit disant « haute fonction publique », qui s’appuie sur une analyse les raisons de l’échec, relatif, du projet de 45, sur l’analyse des dérives progressives du projet, de son appropriation par une nouvelle « noblesse d’État », mue par une nouvelle « réaction nobiliaire » rampante qui risque, comme celle qui a précédé celle de 1789, de susciter des réactions qui emporte les ci-devants dans son tsunami social.Et le sacrifice symbolique de l’Ena n’y suffira pas.
Au contraire il faut renouer avec l’inspiration de 1945, en en actualisant bien sur les exigences. Et donc ouvrir davantage une nouvelle Ena à d’autres types de talents et en démocratiser le recrutement, et la préparer à innover et à gérer les conséquences des mutations de la société française, sans se référer à une doxa libérale qui est devenu l’alpha et l’oméga de la pensée économique et sociale.
« Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 6). En fait ce qu’il faut supprimer, ce n’est pas l’Ena, c’est ce que Bourdieu appelait « la noblesse d’État ».
Paris, le 23 avril 2019
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